Culture

A Lens, l'art aborigène raconte l'histoire mouvementée d'une terre

08.07.2022 08h00

A Lens, l'art aborigène raconte l'histoire mouvementée d'une terre

Rêve Eau, Rêve Emeu, Rêve Feu: l'exposition réunit plusieurs "wamulu", oeuvres fabriquées à partir d'une fleur jaune du désert, récoltée, broyée et mélangée à des pigments naturels.

Photo: Keystone/JEAN-CHRISTOPHE BOTT

La Fondation Opale met en discussion des peintures rituelles et des oeuvres photographiques jusqu'au 6 novembre 2022. Une mise en scène qui explore l'art contemporain aborigène, interroge l'histoire coloniale australienne et soulève des questions identitaires.

'L'art aborigène contemporain ne se résume pas à des oeuvres pointillistes. Il est beaucoup plus vaste et se réinvente continuellement', explique le directeur de la fondation Gautier Chiarini à Keystone-ATS. La nouvelle exposition présentée à Lens (VS), intitulée Présent Fugitif, montre une partie de cette multiplicité.

Première salle: des cercles concentriques ocres, des lignes qui dansent, des flèches noires sur un fond beige. L'oeuvre semble se craqueler comme la terre en manque d'eau. Sous ces motifs en relief apparaît le territoire du désert australien, ses points d'eau, ses émeus. Une cartographie qui s'est transmise durant des dizaines de milliers d'années par des chants et des peintures rituelles.

'On a souhaité débuter cette exposition avec des oeuvres qui reprennent des motifs du Rêve, expression utilisée pour décrire les histoires et les croyances qui sous-tendent la création du monde naturel', détaille Gautier Chiarini. Cette cosmologie, qui comprend l'être humain comme appartenant à la terre et non l'inverse, donne des informations sur les sites sacrés, les points d'eau, ou encore sur la topographie vue du ciel avec une grande précision.

Chanter l'oeuvre

Rêve Eau, Rêve Emeu, Rêve Feu: l'exposition réunit plusieurs de ces 'wamulu', oeuvres fabriquées à partir d'une fleur jaune du désert, récoltée, broyée et mélangée à des pigments naturels. Habituellement ces peintures sont réalisées sur les corps, le sol, en petit ou en grand mais disparaissent une fois le rituel terminé.

Dans le cadre d'un projet artistique initié au début des années 2000 dans les environs d'Alice Springs par le collectionneur d’art Arnaud Serval, fervent défenseur de l'art aborigène, quatre hommes - Dinny Nolan Tjampitjinpa, Ted Egan Jangala, Johnny Possum Japaljarri et Albie Morris Jampijinpa - ont réalisé 65 oeuvres en mélangeant leur matériau à un liant synthétique avant de l'appliquer sur des panneaux de bois. D'éphémères, les créations sont devenues pérennes.

A Lens, certaines sont suspendues, d'autres déposées sur le sol, comme elles ont été pensées. Ces oeuvres sont des 'peintures transdisciplinaires qui mêlent chant et danse. Mais elles n'ont pas de dimension explicitement sacrée', explique le directeur de la fondation. Les artistes savaient qu'elles étaient destinées à être exposées. En les réinventant, ces oeuvres millénaires s'inscrivent désormais dans l'art aborigène contemporain.

L'histoire coloniale

Deuxième salle: des sceaux rouillés, cabossés, percés sont installés dans un coin, de la lumière les éclaire de l'intérieur, comme des photophores, ils projettent leurs ombres pointillées sur le sol. Ces sceaux, sur lesquels on lit Paka, Pulawa, Tilipi et Tjuka (tabac, farine, thé et sucre), servaient à rémunérer le travail des Aborigènes dans les stations de bétail jusque dans les années 1960. Ils annoncent la série photographique Objets d'origine de Robert Fielding.

Le ton est donné: si les oeuvres de la première partie sont dédiées au Rêve, les 'photographies et installations de la deuxième salle mettent en lumière l'histoire coloniale australienne avec ses dépossessions et ses assujettissements', relève Gautier Chiarini.

Quatre artistes évoquent ainsi tour à tour l'impact que cette colonisation a eue et a aujourd'hui encore sur les traditions des premiers habitants du continent mais aussi les questions identitaires qui en découlent. 'La tension est visible dans les oeuvres présentées qui suggèrent toujours une autre lecture de ces mises en scène', souligne le directeur.

Art engagé

Avec Up in the Sky, Tracey Moffatt aborde les générations volées, nom donné aux générations d'enfants nés d'une union mixte et retirés aux familles aborigènes durant un siècle jusqu'à la fin des années 1960 pour les placer en internat, dans des missions ou des familles blanches. Michael Riley montre le conflit entre la spiritualité aborigène et le christianisme apporté par les colons, et les pertes tant culturelles que territoriales qui en découlent.

Tandis que Tony Albert dénonce, avec la série Brothers, le racisme dont les Australiens aborigènes font encore les frais aujourd'hui. Au mur, trois photos d'hommes, une cible rouge peinte sur les torses nus. Notre passé, notre présent, notre futur: les titres complètent ce que l'image, qui s'inspire d'un fait divers brutal survenu en 2012 en plein coeur de Sydney et qui avait donné lieu à de vives tensions raciales et des mobilisations, suggère déjà.

Dans Présent Fugitif, la muséologie permet à des médiums très différents d'entrer en discussion, de montrer ce qui est invisible au premier coup d'oeil, estime Gautier Chiarini. Un moyen aussi de raconter l'histoire mouvementée d'une terre.

/ATS