Genève

Pour sa campagne, Fabienne Fischer a bel et bien abusé de l’administration

07.08.2023 18h16 Jérémy Seydoux

SCHWEIZ GENF PRESSEKONFERENZ ARBEITSGERICHT UBER SCHWEIZ GENF PRESSEKONFERENZ ARBEITSGERICHT UBER

Les soupçons du député MCG Daniel Sormanni se confirment. Il reproche à Fabienne Fischer d’avoir utilisé, sur leur temps de travail, plusieurs collaborateurs de l’État dans le cadre de la campagne électorale. Son action en transparence commence à porter ses fruits et révèle l’ampleur de la dérive. Il a pu obtenir un épais classeur fédéral de courriels et d’agendas qui montrent comment la ministre a abusé des ressources de l’administration à des fins personnelles et politiques. Léman Bleu l'a lu. 

Dans un souci de transparence, Léman Bleu met à disposition du public l'intégralité des documents obtenus. Ces derniers peuvent être téléchargés en fin d'article. 

Pour bien comprendre les ressorts de cette affaire, il faut remonter le fil du temps. À son arrivée au Conseil d’État en avril 2021, Fabienne Fischer constitue sa garde rapprochée. Deux co-cheffes de cabinet sont nommées, des collaboratrices personnelles engagées sur la base d’un contrat de droit privé, dont le cadre des missions est laissé à l’entière discrétion de la magistrate. Ces dernières ne sont pas formellement fonctionnaires et leur mandat s’arrête en même temps que celui de la conseillère d’État qui les nomme. 

Moins habituel, Fabienne Fischer, nomme une ancienne journaliste de la radio romande qui est aussi directrice de sa propre structure de média training comme «chargée de mission» à 50%, amenée à développer l’organisation et la communication stratégique du département. Celle-ci est rattachée au secrétariat général du département et est engagée sur la base d’un contrat de droit public qui prendra fin le 31 août, veille de sa retraite.  

À l’État, des communicants au rôle trouble 

Enfin, à la faveur du départ d’un porte-parole quelques mois après son élection, la conseillère d’État débauche une journaliste-star de la télévision comme porte-parole du département, toujours sur la base d’un contrat de droit public comme n’importe quel fonctionnaire, et fait venir un deuxième porte-parole issu du DIP pour renforcer son pôle communication. 

Si la loi prévoit une grande souplesse dans les missions confiées aux chefs de cabinet, la donne est différente pour les collaborateurs de la fonction publique, parmi lesquels figurent la chargée de mission et les deux porte-paroles mentionnés plus haut. Ceux-ci servent uniquement les intérêts des départements respectifs et ne sont à aucun moment autorisés à engager leur temps de travail au profit, par exemple, d’une campagne électorale. Une telle entorse constitue une infraction pénale au sens de l’article 158 du Code pénal suisse sur la gestion déloyale et l’enrichissement illégitime.

Une transparence qui dérange 

Et c’est précisément le rôle que ces trois collaborateurs de la fonction publique ont joué dans la campagne de Fabienne Fischer qui intrigue le député MCG Daniel Sormanni, assisté de son avocat Me Romain Jordan. Ce matin, le Département de l’économie et de l’emploi (DEE) a partiellement donné suite à sa demande, après plusieurs mois de médiation. 

Un épais classeur fédéral rempli de courriels et d’agendas lui a été remis. Première surprise, la «chargée de mission» a refusé que l’État ne transmette les documents la concernant. Une entrave à la transparence qui rallongera la procédure. Le préposé cantonal à la transparence rendra prochainement une recommandation en marge de ce refus partiel. Il pourrait inviter le département à remettre l’ensemble des pièces demandées. 

Staff de campagne financé par le contribuable 

Néanmoins, les documents concernant les deux porte-paroles livrent de premiers enseignements édifiants. Malgré l’important caviardage de certains passages et de noms, on y lit sans détour comment, de décembre 2022 à fin avril 2023, Fabienne Fischer a utilisé les ressources de son département pour sa campagne, littéralement pilotée depuis les bureaux de l'État. 

Les agendas des fonctionnaires, assez peu remplis, révèlent déjà quelques secrets, notamment des séances régulières en lien avec la campagne et les huit heures de coaching dont a bénéficié la magistrate en vue de ses différents débats électoraux. Ils sont notés «Préparation débat».

Centaines de courriels accablants 

Les courriels sont plus éloquents. On constate l’ampleur des missions que la conseillère d’État confie à son administration. Gestion des plannings de campagne et des agendas, rédaction des programmes, des slogans et des thèmes, gestion de son site Internet personnel, de ses réseaux sociaux, publications de vidéos, ou encore gestion des photographes. Avant Noël, elle fait préparer par son équipe un tableau qui liste les principaux événements de la campagne «passés par le département». Pas moins de 14 entrées y figurent. 

En plus des coachings, les débats font l’objet d’une attention particulière: foule d’échanges de courriels, autour des axes à privilégier, des stratégies à adopter, certaines interventions sont même écrites à l’avance par des fonctionnaires. Les interviews en lien avec la candidature de Fabienne Fischer sont négociées par le département, les éléments de langage travaillés, réécrits. 

Il est même question de déguiser un événement de campagne en rendez-vous institutionnel. Dans un mail, un expéditeur externe à l’Etat s’adresse aux collaborateurs du département: «Intéressante l’invitation [ndlr: de Nathalie Fontanet] au monde associatif au nom du Bureau de l’égalité. Cela pourrait nous inspirer de faire la même chose entre les deux tours sur le thème emploi et intégration en duo avec [nom caviardé]. Il faudrait lui proposer vite avant qu’il ait lui-même idée de le faire… tout seul!» 

«Ça dépasse toutes les limites» 

Dans l’allégresse la plus totale, la campagne bat son plein, place Taconnerie. Parfois en copie, très souvent auteurs et destinataires des courriels, les fonctionnaires travaillent au service de la candidate Fischer dans la plus stricte inconséquence, constate la rédaction de Léman Bleu. 

«J’espère que le Procureur général va enfin se bouger et ouvrir une instruction!»

Invité du journal de Léman Bleu, le député Daniel Sormanni est remonté: «Il y a eu de l’abus dans la campagne de Fabienne Fischer. C’est parfaitement inadmissible!». 

Selon le député, toutes les limites ont été franchies: «Incontestablement, on est dans une échelle d'abus importante, qu’il convient de condamner et de révéler au public». Signataire d’une dénonciation pénale en lien avec cette affaire, Daniel Sormanni espère que le dossier sera enfin pris en main par le Procureur général à la lumière de ces preuves.

Il estime aussi que la Cour des comptes, gendarme de l’administration, devrait s’intéresser à ces pratiques. 

Mise à jour du 8 août 2023: Au lendemain de nos révélations, Fabienne Fischer a tenu à contester toutes les accusations portées contre elle. Elle parle à travers son avocat, l'ancien conseiller d'État vert Me Robert Cramer. Selon elle, il s'agissait de «tâches habituelles». Sa réponse complète est à lire ici

Sollicité, le Conseil d'État genevois ne fait aucun commentaire en vertu de l'existence d'une dénonciation pénale.