Genève

Tariq Ramadan, replongez dans les trois jours de procès à Genève

19.05.2023 18h57 Rafael Pacheco

SWITZERLAND JUSTICE ASSAULT

SWITZERLAND JUSTICE ASSAULT Le prévenu Tariq Ramadan à la sortie du Palais de Justice, à Genève, accompagné de ses avocats. Photo: Keystone

Accusé de viol par Brigitte*, Tariq Ramadan comparaissait pour la première fois devant un tribunal. Ce procès très attendu, au retentissement médiatique inouï, a été le théâtre d’un affrontement sans merci entre deux versions des faits que tout oppose. Plongée dans le carnet de notre journaliste Julie Zaugg, présente durant ces trois journées, pour mieux saisir les ressorts d’un drôle de procès – celui d'une époque ?

Jour 1 – Tariq Ramadan: «Jamais je n'ai frappé une femme»

Lundi matin, la trentaine de journalistes présents dans la salle comble du tribunal ne trompent pas: le procès de Tariq Ramadan à Genève est pour le moins attendu, et d’emblée, il n’aura pas déçu.

La défense est d'emblée offusquée par l’installation d’un paravent pour cacher la vue entre la plaignante et le prévenu.

La partie plaignante, elle, s’irrite de la demande de renvoi des débats par la partie adverse et pense que le prévenu joue la montre puisque cette affaire sera prescrite… au mois d’octobre 2023.

Dans une ambiance tendue, la séance est interrompue à plusieurs reprises par le président du tribunal. Il demande à la police de trouver une personne dont le téléphone sonne pour la deuxième fois dans la salle. Personne ne bouge. Une femme du public pointe du doigt un autre homme, il est escorté dehors.

Cette première journée d’audience est consacrée à l’exposition des faits du prévenu. «C’est elle qui me contacte sur Facebook; elle me dit qu’elle est séduite, que je suis sexy, qu’elle m’aime! Voilà, je ne l’ai jamais vue mais elle m’aime! […] c’est du harcèlement», raconte Tariq Ramadan. Il ajoute : «Elle a menti à tout le monde en affirmant qu'elle s'intéressait à moi en tant que philosophe et théologien […] Or, elle s'intéressait à l'homme que j'étais».

«Brigitte n’est pas une femme violée, c’est une femme déçue!»

Dans la nuit des faits, il raconte remonter dans sa chambre d’hôtel, seul, mais Brigitte le suit et frappe à sa porte. Elle va aux toilettes, enfile une nuisette, s’assied près de lui et «commence à être entreprenante, à l’embrasser», «je me suis laissé faire», confie Tariq Ramadan.

Puis il raconte s’être arrêté dans cet échange de caresses car il se retrouve importuné par l’odeur de renfermé du foulard que Brigitte* porte alors. Après une caresse sur la tête il se retrouve «avec des mèches de cheveux dans les mains». Elle lui explique ensuite que ce sont des extensions. Lui est surpris et agacé. Il voit du sang là où elle s’est assise – ses règles, il se demande si c’est un drôle de piège qu’on lui tend. Il la repousse vivement, mais la laisse rester dans sa chambre jusqu’au matin au vu de l’heure tardive.

Brouhaha dans la salle. Me Zimeray, l’avocat français de la partie plaignante, fait remarquer au président du tribunal qu’il laisse le prévenu plaider plutôt que simplement répondre aux questions. Vague d’indignation du côté de la défense. Le président conclut: «le prévenu à la parole».

Selon Tariq Ramadan, rien de plus ne s’est passé cette nuit d’octobre 2008 dans sa chambre d’hôtel. Il lance: «Brigitte* n’est pas une femme violée, c’est une femme déçue!».

SUISSE PROCES RAMADAN GENEVE Tariq Ramadan, lors du premier jour du procès. Photo: Keystone

Jour 2 – La nuit «épouvantable» de Brigitte

Le deuxième jour de ce procès est marqué par le témoignage de Dieudonné M’bala M’bala. Il existe un courrier anonyme, manuscrit, faisant état des faits mais avec la mention d’un «coup d’un soir» que Brigitte aurait eu avec Tariq Ramadan. Elle s'en serait «vanté» devant l'humoriste. Ce courrier dit qu'il pourra en témoigner. D'où sa présence à la demande du tribunal. 

La réponse de l'humoriste: «J’ai compris en lisant le courrier anonyme que cette personne avait travaillé avec moi en Suisse, je suis quasi sûr qu’il s’agit d’un homme qui organisait le spectacle. A l’issue du show, Brigitte et moi discutions avec le fameux peut-être-auteur-de-la-lettre, puis la discussion a dérivé sur l’Afrique et Tariq Ramadan. Et là j’ai compris non seulement qu’elle le connaissait mais qu’il y avait eu une relation entre eux, j'étais abasourdi. Le technicien avec nous a un air goguenard et la pousse pour avoir du détail. Elle coupe court, par ce que je pense être de la gêne ou pudeur, et dit que c'était le coup d'un soir.»

Précédemment, durant son audition, la plaignante avait affirmé avoir discuté avec l’humoriste au sujet du viol qu’elle avait subi: «Peu après les faits, Dieudonné m’a prise à part lors d’un évènement, il m’a demandé si l’histoire avec Tariq Ramadan était vraie. J’estime qu’il avait les larmes aux yeux et implicitement j’ai fait le lien avec le viol que j’ai subi. J’ai juste confirmé par un Oui». «Vous a-t-il demandé des précisions? Demande Me Assaël. Non. Puis dans les années qui ont suivies, le lien s’est étiolé avec Dieudonné. Je n’étais pas d’accord avec deux ou trois choses de ses spectacles. Et puis il a fait moult vidéos pour défendre Tariq Ramadan, malgré ce qu’il savait», répond Brigitte.

Or, à la barre, Dieudonné nie être au courant d’une agression de la sorte rejette la version des faits de Brigitte et déclare: «Je n’imagine pas Tariq Ramadan capable des actes qu’on lui reproche […] je crois en son innocence.»

Le président confronte Dieudonné sur la version de Brigitte. «D'après elle, vous seriez venu vers elle en lui demandant si ce qui s’est passé avec Tariq Ramadan était vrai.» «Cela supposerait que je savais que quelque chose s’était mal passé avec Tariq Ramadan? Ah non, non», retourne Dieudonné. Soupirs et signes d’approbations dans la salle du côté des proches du prévenu.

Le témoignage de l'humoriste est l'attraction de ce deuxième jour de procès. Une dame du public se lève et interrompt les débats pour demander à ce que l’on entende mieux le témoin et le président. Ce dernier, fâché, précise que nous ne sommes pas au spectacle. Il fait sortir la femme.

Dieudonné à la sortie du Palais de Justice

À la suite de l’audition de l’humoriste, Brigitte* a présenté son témoignage durant près de six heures. Elle doit décrire les actes qui auraient été commis par Tariq Ramadan. Elle parle de diverses pénétrations et de coups portés à la tête, d'injures et d'une fellation qui l'étouffe. «Je me suis vue mourir», dit-elle avant d’expliquer: «Sur la fin, je ne me débattais plus, cela ne servait à rien.»

Pourquoi tant de violence? L'hypothèse de l'accusatrice est que Tariq Ramadan la roue de coups, parce qu'il pense qu'elle appartient aux Renseignements Généraux (RG). A-t-elle des traces de ces coups? Non, elle décrit une audition altérée et une vision trouble, le visage rouge, en feu, mais pas de plaies ou contusions visibles.

Comment expliquer alors que Brigite décrit des coups si violents qu’elle a peur pour sa vie? Elle commente: «C’est le grand nombre de gifles et coups qui m’ont effrayée».

«Je me suis vue mourir»

En partant, Tariq Ramadan lui aurait fait la remarque qu’elle a laissé des traces de sang (de règles) sur ses vêtements. Il lui aurait dit une phrase comme «oh, regarde de quoi j’ai l’air», «c’est une chose incompréhensible pour moi, je me suis dit "il est fou"», raconte Brigitte.

Les juges reviennent sur plusieurs faits flous. Une séance de dédicace à la date imprécise, l'absence de plainte pendant dix ans, l'absence de tests contre les MST, les messages qu'elle continue à lui envoyer malgré les traits décrits. Il faut s'accrocher pour suivre.

Sur son état d'esprit après les faits, Brigitte confie: «Pour moi cela ressortait du pétage de plomb, un moment accidentel; J’ai pensé au tout début pouvoir lui "pardonner" cela. C’était avant de voir d’autres témoignages sur des blogs.» «Tout s’est précipité sur une période de quelques jours, si je ne peux pas dire le mot viol – c'est un diagnostic que je ne me suis jamais attribué –, je l’ai cherché sur Google avec le nom de Tariq Ramadan et j’ai trouvé des choses… c’est l’aventure des blogs qui commence.»

Le président lui demande ce qu'elle attend du procès aujourd'hui? Brigitte répond: «Que je sois reconnue victime de Tariq Ramadan et que je puisse tirer un trait, j’aspire à autre chose, je n’en peux plus.» Elle se met à pleurer.

En début d'après-midi, le premier procureur Adrian Holloway pose quelques questions. La plus troublante peut-être: «Quel est le mot que vous n’arrivez pas à prononcer depuis le début de cette audience, Madame? Vous avez été *quoi* toute la nuit?»

Brigitte secoue la tête, muette. Adrian Holloway pose à nouveau la question. Après un long moment et une main compatissante de son avocat sur l’épaule, elle dit du bout des lèvres: frappée et... violée. Ses mains tremblent, elle bloque et n’arrive plus à parler. Elle pleure.

C'est au tour de la défense de poser ses questions, c'est Me Yaël Hayat qui s'en charge. Dans un message à une amie, Brigitte a mentionné à l'époque avoir potentiellement des "preuves, bien au chaud dans un coffre". On lui demande de s'expliquer.

Elle dit posséder un petit coffre en bois, dans lequel elle a rangé... ses extensions de cheveux. Ses mèches. «J'en ai beaucoup dedans, peut-être même que celles fournies à la police n'étaient pas celles de cette nuit-là au final.»

«Pourquoi n’avez-vous gardé que cela de cette nuit? Au lieu d’une culotte, un vêtement, des photos de vous avec les coups?», lui demande Me Yaël Hayat. «Si j’avais voulu lui nuire, évidemment, j’ai pu garder beaucoup de choses… Ce n'était pas le cas», rétorque Brigitte.

Brigitte a-t-elle contacté une journaliste française, aux idéaux opposés à ceux de Tariq Ramadan, pour tenter de lui «vendre son histoire, son viol»? «Je n'ai jamais réussi à mettre le mot viol nul part, pas même dans ma plainte, alors je n'allais pas en parler à cette journaliste», réagit Brigitte.

Elle explique la contacter sur conseil d'une amie, cette dernière souhaitait dénoncer l'islamologue et ses liaisons extraconjugales, lui faire mauvaise presse en somme. Mais la journaliste aurait décrété «ne pas vouloir attaquer Tariq Ramadan sur ce terrain-là». Brigitte n'y voit pas non plus l'intérêt.

SUISSE PROCES RAMADAN GENEVE Les avocats de la défense au procès de Tariq Ramadan. Photo: Keystone

La parole a ensuite été donnée à deux témoins de moralité. Le premier est celui de l'épouse de Tariq Ramadan. Elle a apporté un témoignage très clair, très digne, qui démontre le clan soudé qu’est la famille Ramadan. Elle a aussi parlé de «l’enfer» qui s’est abattu sur eux depuis. Le processus de reconstruction aussi.

Vient ensuite le second témoin, un ancien élève de l'islamologue, du temps du cycle d'orientation. Il a dépeint un professeur attentif, différent des autres en termes de bienveillance et a mis en avant les valeurs qu’il lui a alors inculquées. Respect, humilité. Les deux témoignages se sont déroulés sur 30 à 40 minutes.

Le réquisitoire du premier procureur Adrian Holloway débute. Fidèle à son acte d’accusation, le Ministère public appuie la version de Brigitte. «La faute de monsieur Ramadan est lourde, il s’en est pris à l’intégrité sexuelle de sa victime, en utilisant son aura […] pour assouvir son désir sexuel envers une femme qu’il a objectifiée.»

Le premier procureur donne la conclusion de son réquisitoire: «Un viol comme celui-là, proche de l’aggravante, nécessite une peine privative de liberté de cinq ans. Les faits étant anciens, trois ans avec sursis partiel sont requis». Autrement dit, il demande 18 mois de prison ferme et les 18 autres en sursis.

Jour 3 – Le «violeur manipulateur» contre la «tentatrice par excellence»

«Peut-on inventer pareil récit, avec autant de détail? Quelques variations c’est vrai, mais pas sur les choses importantes. Les variations signent également la crédibilité, non? Sinon ce serait du récit appris par cœur. Brigitte est incapable de mentir», plaide Me Robert Assaël de la partie plaignante.

Sa consœur, Me Catalina De La Sota pointe du doigt les incohérences de la version des faits de Tariq Ramadan: «Donc la plaignante arrive et va dans la salle de bain pour enfiler une "longue nuisette". Or elle n’avait pas de sac. Le prévenu a dû beaucoup aller au théâtre, voir des vaudevilles.»

«Son témoignage, en substance c’était: "Je crois en l’innocence de Tariq, alors innocentez-le". Pardon mais quel spectacle! Je dirais même quel beau cirque!»

L'avocate française fait le bilan sur les deux témoins «convoqués par le tribunal «in extremis». Le premier était très confus et n'a rien su dire du cadre (lieu, date, contexte) d'une discussion où il aurait été mentionné des relations sexuelles consenties entre le prévenu et Brigitte, dit-elle. Quand au second, Dieudonné, «son témoignage n’apporte aucune précision. Sa gêne est extrême lorsque le premier procureur lui demande s’il sait que Tariq Ramadan a été en prison en France. Il ne se souvient plus trop, alors qu’il a fait une vidéo de soutien à l’époque» indique Me Catalina De La Sota.

Elle conclut: «Son témoignage, en substance c’était: "Je crois en l’innocence de Tariq, alors innocentez-le". Pardon mais quel spectacle! Je dirais même quel beau cirque!».

Me François Zimeray, dernier avocat de la partie plaignante à s'exprimer, estime que l’affaire va «au-delà du viol». «Rendre justice c'est réconcilier ses valeurs et la vérité. Cette dernière s'entend mais dans les propos de Tariq Ramadan, je ne l'ai pas entendue. Nous sommes ici face à un violeur, manipulateur», conclut l’avocat.

C'est au tour des avocats de la défense de prendre la parole. Me Yaël Hayat débute: «C'est une affaire simple, d’une incroyable simplicité. Ce qui lui donne du relief, c’est la personne qui se trouve sur le banc des accusés... Les chutes des hommes publics sont rarement silencieuses.» L’avocate renchérit: «Ce matin j’ai vraiment mais vraiment tout entendu. Ce n’était pas lire entre les lignes des messages, c’était un délire.»

«La présomption d’innocence a été sacrifiée au nom du mouvement MeToo»

La défense continue sa plaidoirie : «Le mouvement MeToo se tourne, détourne, contourne des principes cardinaux. La présomption d’innocence a été sacrifiée au nom de ce mouvement. On prend le risque qu’un jour on n’ait plus ces procès, car cela ne servira à rien de s’interroger sur la quête de la vérité», signale Me Yaël Hayat.

Les deux autres membres du trio de la défense prennent la parole. Pour eux, il faut distinguer être «éprise» et être «sous emprise». Me Théo Badan détaille: «On tente de faire de cette emprise, le passe-partout des affaires de mœurs. Ce n'est pas le cas». «Elle n’a rien qui le lie à lui et lui à elle, il ne peut pas il y avoir d’emprise car il n’y a aucune faille à exploiter», termine l'avocat.

Enfin, Me Guerric Canonica interroge: «De quoi parle-t-on? 15 ans après les faits, il faut savoir. Y a-t-il eu emprise ou pas? Est-ce un viol équivalent à celui qui se déroule dans un sombre parking? Je crois qu’il va falloir que vous examiniez l’acte d’accusation à nouveau».

Me Guerric Canonica souligne également que la seule lecture des messages de la plaignante suffit à soulever un doute raisonnable. Il a aussi fait appel au «bon sens» du tribunal, avant d'énumérer les incohérences et les contradictions du récit de celle qui dit avoir été violée brutalement.

L'avocat a pris pour exemple d'invraisemblance la façon dont Brigitte a quitté l'hôtel après une nuit de séquestration. Elle a dit ne pas s'être enfuie en profitant d'un moment d'assoupissement de l'islamologue. Non, elle est sortie de la chambre alors que Tariq Ramadan, réveillé, se trouvait dans l'encablure de la porte.

SWITZERLAND JUSTICE ASSAULT Tariq Ramadan aux abords du Palais de Justice genevois où il est jugé pour viol. Photo: Keystone

S'exprimant une dernière fois avant le verdict, Tariq Ramadan a déclaré ne pas vouloir que ce procès à Genève soit le faire-valoir de ce qu'on veut faire de lui en France où il est devenu «l'ennemi numéro un» à cause de son nom. Il a prié le tribunal de ne pas être influencé par le bruit médiatique et politique qui vient de France.

L'islamologue a aussi demandé à être jugé comme monsieur X et d'oublier qu'il s'appelle Tariq Ramadan, d'être traité sans aucun privilège mais comme citoyen. «Voilà cinq ans que ma vie a complètement changé», a-t-il encore souligné avant de conclure: «Je suis innocent.»

Après ces trois jours de procès, le Tribunal correctionnel de Genève rendra son verdict du procès mercredi 24 mai à 11h.