Faut-il sauver la Julie?
Faut-il porter secours à la Tribune de Genève? «Créer, inventer, sera autrement plus efficace que les glapissements, les jérémiades ou les appels illusoires à des subventions publiques», argumente Charles Poncet. Julien Nicolet-dit-Félix lui répond.
L’annonce de la fermeture, d’ailleurs attendue, des centres d’impression du groupe zurichois TX/Tamedia à Bussigny en 2025 et à Zurich en 2026 n’a guère surpris, car, même en Suisse, garder trois centres d’impression dont deux travaillent à moins de 50% est une absurdité économique. On ne peut qu’espérer que la casse sociale soit réduite autant que possible.
Ce qui a mis en fibrillation, que dis-je, en transes frénétiques, le landerneau genevois, c’est la perspective d’une Tribune de Genève appelée à disparaître ou à devenir le supplément local de 24 heures, les deux quotidiens romands étant à l’avenir gavés d’articles traduits du suisse-toto par l’intelligence artificielle. Perspective peu séduisante, il est vrai, mais au mépris de tout réalisme, nous avons eu droit aux déclarations martiales de telle conseillère d’Etat sur l’échec certain de cette «politique éditoriale», aux pronostics autorisés de commentateurs rivalisant d’ignorance, au vote de résolutions parlementaires aussi tonitruantes qu’inutiles, rien n’a manqué au tableau et la classe politique genevoise a montré une fois de plus ce en quoi elle excelle: bavarder, jacasser, jaboter et caqueter au lieu d’agir.
Soyons clairs: Jessica Peppel-Schulz, directrice générale de Tamedia, une allemande du nord énergique et décidée, se fiche totalement – mais alors là totalement – de ce que peut penser, dire et faire le microcosme genevois: son job à elle, c’est d’amener la rentabilité du groupe d’un maigrichon 2% à 8%, voire plus. Tout le reste est sans aucune importance. Les chefs d’entreprise ne sont pas là pour faire de la philanthropie. Face à ça que faire?
Un fait fondamental d’abord: il y a en Suisse un quotidien national digne de ce nom, le voici. On y trouve ce qu’il y a de mieux. Il est sérieux, bien renseigné, intelligent et ses éditoriaux sont dévorés au Palais fédéral. Il est lu en Allemagne, en Autriche, en Suisse bien sûr et chez nous, par la minorité francophone qui lit la langue majoritaire du pays et ne partage pas l’obsession imbécile du président du gouvernement genevois, qui prétendait, souvenez-vous, il y a quelques années, interdire le suisse-allemand.
Le passé ne reviendra pas: j’ai connu la Suisse qui disait blanc le matin, la Julie qui disait noir l’après-midi, le Journal de Genève expliquant le lendemain que tout le monde avait tort, la Voix Ouvrière paraissant tous les jours, le Courrier qui était à droite, etc. Ce monde-là n’existe plus et rien ne sert de se lamenter.
Le Temps me direz-vous? Parlons d’autre chose: un bouillon woke insipide, soutenu à coups de millions par les subventions d’une fondation mal inspirée, dont les rédacteurs gaspillent le pactole qu’ils carbonisent année après année dans des projets allant d’échec en échec, bref un machin qui va cesser de paraître à brève échéance, l’hémorragie finissant par avoir raison du système sanguin du mécène le plus obstiné et le plus naïf.
Un constat qui crève les yeux pourtant: Genève fourmille d’inventivité médiatique. Voyez le succès de Léman Bleu, voyez la qualité de ses journalistes, qui taillent des croupières aux fonctionnaires fédéraux ennuyeux et compassés de la SSR, chaîne engraissée par la redevance, sclérotique et surnommée avec quelque malice «Télébouse», sans qu’on puisse prétendre que le trait serait vraiment infondé. Voyez aussi les radios locales!
A droite, on ne goûte guère que l’inventivité médiatique genevoise soit souvent de gauche. La belle affaire! Le Courrier me donne de l’urticaire, mais il est bien fait; Vigousse est admirable et pour ce qui est de la Julie, la chronique politique locale a le cœur à gauche, de façon agaçante, mais dans un régime de liberté de presse, c’est après tout licite. L’objectivité n’est pas obligatoire. Certes, la chronique judiciaire, ou ce qui en tient lieu, est affligeante de médiocrité: deux ou trois barbouilleurs reproduisent ce que le Ministère public genevois leur dicte.
Mais il y a Xavier Lafargue, par exemple, il y a Benjamin Chaix, il y a la délicieuse chronique gastronomique d’Alain Giroud, combien de kilos n’ai-je pris par sa faute, bref largement de quoi faire l’équivalent de Léman Bleu en format papier. Faut-il alors tirer l’échelle?
Mesdames et messieurs les entrepreneurs genevois, réveillez-vous! Le succès de Léman Bleu l’a montré, celui de GHI aussi sans doute: il y a une place pour une presse locale agile, intelligente, bien faite et impertinente et c’est un marché où on peut gagner de l’argent pour autant qu’on sache y faire.
Allons-y que diable! Créer, inventer, imaginer, voilà qui sera autrement plus efficace que les glapissements, les jérémiades ou les appels illusoires à des subventions publiques.
Julien Nicolet-dit-Félix: «Porter atteinte à une espèce c’est endommager l’ensemble de la vie»
Parmi les défenseurs des baleines, on trouve ceux qui sont impressionnés par la beauté, la taille, la majesté de l’animal, ils ont lu Moby Dick (ou regardé Thalassa). Mais on trouve également ceux qui savent que les baleines mangent du plancton, qui lui-même mange des algues qui se nourrissent de bactéries, elles-mêmes produites par des bivalves, qui sont la nourriture préférée du homard qui finit par se trouver dans l’assiette de M. Poncet.
Autrement dit, les baleines et M. Poncet font partie d’un écosystème dont la force réside dans sa diversité et porter atteinte à une espèce c’est endommager l’ensemble de la vie.
Eh bien, voyez-vous, la diversité de la presse, c’est comme la diversité de la vie. L’important, M. Poncet, n’est pas de distribuer des bons et des mauvais points aux différents titres, encore moins de layonner en faisant l’éloge de l’antenne qui nous reçoit et en dégommant la concurrence.
Il faut juste rappeler que, pour informer les citoyens, les aider à former leur opinion, la diversité et l’indépendance des organes de presse est essentielle et quand on touche l’un, on atteint les autres.
Et puis, la presse vit en symbiose avec la politique, c’est grâce à elle que les textes dont nous débattons sortent des hémicycles, c’est grâce à elle que la population découvre les objets de votations et sans la presse, M. Poncet ne serait connu que de ses amis et de sa boulangère.
C’est aussi mon cas, rétorquera-t-il, et il n’aura pas tort. A un détail près… Contrairement à lui, je sais comment faire une story sur Instagram. Car voyez-vous, comme le vivant, la presse connaît également ses espèces invasives, contre lesquelles il faut la protéger. Ces envahisseurs, ceux qui prétendent que l’information est gratuite, ceux qui prétendent que compiler des données relève du journalisme et bien entendu la très-mal-nommée intelligence artificielle.
Si on ne protège pas la presse, ceux qui finiront par gagner seront ceux qui se nourrissent de fausses nouvelles, les naïfs, les négationnistes, ceux qui croient et font croire que la Terre est plate, que les vaccins ne fonctionnent pas ou qu’élargir des autoroutes réduit les bouchons…
Voilà pourquoi il faut que l’Etat s’engage résolument – d’une façon ou d’une autre – pour la survie de la Tribune de Genève et, tant qu’on y est, pour la libération de Paul Watson, l’ami des baleines.