Opinions

Genève pour corriger Mar-a-Lago

14.02.2025 17h29 Laure Lugon Zugravu

SANS PERMISSION IMAGE - 2

Genève a refusé l'urgence sur un crédit à fonds perdus de 10 millions pour les ONG de la Genève internationale. Ce projet était révélateur d'une déconnection des élus avec la réalité.

L’heure est grave. L’ancien monde est menacé, ses fondations ébranlées par un séisme dont l’épicentre est à Washington. Nous aurions beaucoup de soucis à nous faire si un petit canton d’un petit pays ne veillait à rétablir les affaires du monde: Genève, Dieu merci.

Or donc, conformément à sa vocation d’infirmier ambulancier qu’il tient de temps immémoriaux, le canton voulait voler au secours des ONG de la Genève internationale, singulièrement de ses employés promis au licenciement depuis que Donald Trump a coupé le robinet. Vendredi soir, le Grand Conseil a accepté ce projet de loi mais refusé l’urgence pour ce crédit à fonds perdus de 10 millions de francs. Ce qui retarde d'au moins quarante jours son entrée en vigueur, pour autant qu'il n'y a ait pas de référendum. Or le référendum sera lancé, nous confirme l'UDC.

Mais revenons à l'idée, c'est elle qui m'interpelle. C’est bienveillant. C’est honorable. C’est effarant.

Les bonnes œuvres ne résoudront pas l’effondrement du multilatéralisme

Quoi de plus naturel que de vouloir préserver un héritage historique, donner un signal à valeur de symbole, affirmer notre attachement au multilatéralisme qui s’est traduit notamment par la floraison d’un écosystème prospère sur la rive droite? Dans un mouvement de préservation enfiévrée, Genève prévoyait donc de faire œuvre de pionnier en déboursant quelque argent public pour des employés d’un système moribond bien avant le coup de pied de Trump. De tous temps, les notables s’accrochent à perpétuer le modèle qui les a vus se hisser à ce rang. Il faut donc saluer la constance dans l’aveuglement de nos élus, dont les bonnes œuvres ne résoudront pas l’effondrement du multilatéralisme mais éclairent leur hubris.

Je note à ce propos que notre Conseil d’Etat en a autant que Michael Bloomberg. Le milliardaire et ancien maire de New York a annoncé qu’il aiderait à financer les travaux des Nations Unies sur le changement climatique puisque son pays a déchiré l’accord de Paris. Vous me direz que c’est son argent, mais c’est un détail. Comme Bloomberg palliant les manques d’un État, voici Genève se rêvant en pionnière du financement participatif obligatoire pour sauver les ONG. Le canton se substitue donc aux Etats-Unis sur le plan des valeurs, et plus prosaïquement à l’assurance chômage. Heureusement que les projets de vie sur Mars ne sont pas à l’arrêt: je vois d’ici le Grand Conseil votant un crédit urgent stratosphérique.

Le canton ravive les vieilles rancunes d’une partie de la population qui se sent déclassée

Outre le fait que cette mesure traduit la panique du riche propriétaire voyant son patrimoine menacé par une offre publique d’achat hostile, elle témoigne d’un décalage entre élus et population. Les élus, ci-après «les notables», expliquent qu’il ne faut pas confondre «expats» et collaborateurs des ONG. Je vous rafraichis la mémoire: les premiers sont ceux qui parlent anglais en buvant des spritz en Vieille Ville, les seconds sont penchés sur le salut du monde dans leurs pulls en laine non dégraissée. Et pourtant, confusion il y aura. Car non content de démontrer sa sollicitude à l’égard d’un secteur économique – l’industrie des principes –, le canton ravive les vieilles rancunes d’une partie de la population qui se sent déclassée. Indépendants, petits patrons, infirmières, et j’en passe, doivent penser pis que pendre de la sollicitude pour la Genève internationale.

Bref, tout ceci va faire les affaires des autres. Ces partis labiles qu’on appelle les populistes, non corsetés dans des valeurs et convictions, qui fonctionnent au flair, à l’instinct, utilisant les colères pour mieux les alimenter. Ils ne savent pas pour quoi se battre, mais savent en revanche très bien contre qui: la caste qui défend la morale et les grands principes. Tandis que pour cette dernière, de droite comme de gauche, c’est l’exact inverse. Elle sait ce qu’elle défend mais ne connaît pas l’adversaire, le confondant avec ses multiples incarnations - Trump, Musk, tous les vilains qu’il vous plaira.

Pour finir sur une note joviale, je salue la clairvoyance du député Vert Julien Nicolet-dit-Félix, qui a déposé une question écrite urgente demandant au canton de tirer au clair la dépendance de Genève aux Etats-Unis et de corriger le tir. Comment dire… Ils sont touchants, les honnêtes gens.