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Lugon sans permission: Cyrano annulé, l'art au service de l'ego

04.04.2025 17h29 Laure Lugon Zugravu

Cyrano de Bergerac version féministe n'aura pas lieu à la Comédie de Genève, à cause de bisbilles entre comédiennes. Un suicide idéologique et un féminicide de l’âme.

Cyrano de Bergerac en féministe aux cheveux bleus. C’était la promesse délicieuse de la compagnie «La Division de la joie». Cette troupe de comédiennes devait se produire dans une version hardie du chef d’œuvre d’Edmond Rostand, cette semaine à la Comédie de Genève. Il n’en a rien été.

Annulé, le théâtre qui voulait offrir de l’âme humaine une version affranchie du genre prétendument dominant. L’affaire s’est terminée en lamentable pantalonnade. Ces femmes du XXIe siècle n’ont pas réussi à déconstruire l’homme du XIXe. Tout au contraire: battre l’immense héros romantique masculin s’est soldé par un crêpage de chignon typiquement féminin. Si les comédiennes voulaient prouver que les femmes peuvent camper le panache et l’honneur, c’est réussi. La pièce eût-elle été mauvaise que nous eussions pu la critiquer. Mais les actrices ne sont même pas parvenues à la jouer.

En voici les raisons, en langage non offensant et inclusif – je cite la bien-nommée «Division de la joie»: «Il nous est apparu que les conditions humaines nécessaires à une création respectueuse des personnes impliquées n’étaient plus réunies au sein de la compagnie.» Je suis convaincue qu’Edmond Rostand aurait apprécié un éclairage post mortem sur ce charabia produit par cette troupe qui, de l’auteur comme des spectateurs, s’est gaussée.

Quand votre Cyrano avait un nez et vos contemporains, de l’estomac, nous avons, nous les enfants de la modernité, un nombril.

Sachez, Edmond, que les normes contemporaines exigent que l’individu soit roi. Quand votre Cyrano avait un nez et vos contemporains, de l’estomac, nous avons, nous les enfants de la modernité, un nombril. Un nombril péninsulaire qui ne souffre aucun sacrifice. Plus question aujourd’hui de nous effacer devant une œuvre, de nous mettre au service de celle-ci, de nous sublimer au mépris de la fatigue ou de l’orgueil malmené. Il faut que du metteur en scène aux comédiens, en passant par les costumiers et les éclairagistes, le bien-être individuel soit prééminent. Nous jouons et travaillons seulement si personne ne trouble notre harmonie intérieure.

Une chamaillerie vient à surgir et c’est l’effondrement du projet collectif. L’individu n’est plus transcendé par l’art; il en use pour éclairer son égo ou les causes qu’il défend. Le néo-féminisme, dont je vous épargne, Edmond, la laborieuse définition, a donc succombé ici… au néo-féminisme. C’est tout à la fois un suicide idéologique autant qu’un féminicide de l’âme. RIP, Cyrano, on ne fait plus guère de Roxane.

Il y a deux ans, la pièce «Les Émigrants» prévue à la Comédie avait connu le même sort. Annulée car le talentueux et redoutable Krystian Lupa avait froissé les techniciens locaux. Souffrance, mépris, incompatibilité des cultures de travail, toutes les accusations avaient été formulées pour expliquer l’injustifiable: des individus se refusant à l’abnégation devant la difficile incarnation d’une œuvre sous la férule de son génial traducteur.

Il suffit que chacun soit d’accord avec tout.x.t.e.s de travailler pour qu’on puisse envisager de procéder.

Mais revenons à cette Cyrana avortée. La directrice de la Comédie supputait dans la presse que ce fiasco fut «la conséquence d’une démarche très participative, qui n’a pu aboutir à un consensus dramaturgique satisfaisant.» Vous dire à ce stade, Edmond, que partager l’autorité au lieu de l’exercer de haut en bas est l’aboutissement du progrès que vous eussiez sans doute réprouvé. Certaines entreprises adoptent ce modèle appelé holacratie. Cette prise de décision horizontale est promise à un brillant avenir, puisqu’il suffit que chacun soit d’accord avec tout.x.t.e.s de travailler, de choisir le logiciel du bureau ou la couleur de la perruque, de valider la mise en scène ou la répartition des tâches, pour qu’on puisse envisager de procéder. Dans le cas contraire, on ferme la boîte ou on annule le spectacle.

Cet exercice exige une procédure précise dont «La Division de la joie» a fourni un exemple parfait: cette troupe au féminin pluriel a voté la suspension du travail à huis clos. Que 2500 spectateurs se trouvent privés de théâtre, que la Comédie qui héberge ces actrices soit subventionnée, auront sans doute été considérés comme des détails insignifiants à l’heure de la castagne.

Souffrez, Monsieur Rostand, que maladroitement j’ajoute quelques lignes à l’Acte I, scène 4.


«Ah! non! c’est un peu court, jeune homme!
On pouvait dire… Oh ! Dieu ! … bien des choses en somme…
En variant le ton, – par exemple, tenez:
Agressif: «Moi, monsieur, si j’avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champ que je me l’amputasse!»

Rassurant: «Nul besoin de pareille opération,
puisque de nez, il n’en fut plus question,
Cyrano ayant été, sous le coup d’une dispute entre femmes,
recalé.

Il s’en est fallu de peu
que de sexisme, il ne fût accusé,
et au nez de la populace,
Outrageusement moqué.»

À vous oublier, Mesdames les cadettes de Gascogne!