Opinions

Lugon sans permission: Perler et la forêt enchantée

24.05.2025 07h00 Laure Lugon Zugravu

Les conférences de presse pour inaugurer des plantations d’arbres en Ville de Genève se succèdent à un rythme soutenu. Frénésie et improvisation en fanfare.

La République s’est métamorphosée en forêt enchantée. Un ravissement permanent devant les arbres qu’on plante dans une ivresse politique extatique.

Avec une régularité quasi hebdomadaire, la plus belle cité du monde convie les journalistes à couvrir des événements de première importance: les plantations d’arbres, obsession légitime des sociétés matures. Précisons qu’il n’est pas nécessaire d’inaugurer une mini-forêt pour rameuter la presse. Une plate-bande suffit.

La conférence de presse de cette semaine nous a conduits Place Neuve, devant le Conservatoire de musique. Frédérique Perler, au Département des rameaux et de la luzerne, a pu s’enorgueillir d’avoir réalisé une esplanade en forme de jardin urbain, après seulement trois mois de travaux et la somme modique de 950000 francs pour 1200 arbres, arbustes et plantes vivaces. Sans doute a-t-on compté chaque brin d’herbe pour arriver à ce chiffre.

Les musiciens, avocats et banquiers du quartier pourront donc passer du bon temps sur les nouveaux bancs publics en regardant les bagnoles des aliens pétarader sur une voie rétrécie

Mais l’essentiel est ailleurs: en tout légalité, contrairement à l’affaire des marteaux-piqueurs, on a dégrappé douze mètres de bitume, jusqu’ici dévolus à des places de parking. Ce qui a permis à Madame Perler de déclarer: «C’est fou ce que l’on peut faire en retirant un peu de place à la circulation et à l’automobile pour la rendre à la population et à la nature». Étant entendu que la population, la vraie, bipède impénitente, ne roule jamais en voiture. Les musiciens, avocats et banquiers du quartier pourront donc passer du bon temps sur les nouveaux bancs publics en regardant les bagnoles des aliens pétarader sur une voie rétrécie.

La semaine dernière, les médias étaient invités à admirer le début d’une plantation de 75 arbres aux Pâquis, un projet sur treize sites. L’inauguration de la fin de la plantation n’est pas encore fixée, car il se pourrait qu’une conférence de presse intermédiaire aux deux-tiers des travaux soit glissée à l’agenda.

Il faudrait songer à transférer les ressources de ces conférences de presse en plantations

Il me semble que la micro-forêt de 350 mètres carrés du boulevard Carl Vogt, gommant trente places de parking, n’a pas été inaugurée comme il se doit. C’est toujours ça d’économisé pour de l’herbe. D’ailleurs, il faudrait songer à transférer les ressources de ces conférences de presse en plantations. Le coût épargné des heures de travail des communicants et de l’administration pour ces innombrables rendez-vous permettrait sans doute de couvrir intégralement la plaine de Plainpalais d’essences rares.

La végétalisation de cours intérieures d’immeubles a également eu droit à son événement médias, pour 26 arbres et arbustes. Aux Pâquis et à la Jonction, elles ont signé la suppression de 210 places de parc, avec solution de remplacement en sous-sol, bien entendu.

Rue Plantamour, deux érables du Japon et un lilas des Indes ont bénéficié d’un communiqué de presse, notoirement mieux relayé que ceux de l’UDC. D’où il faut conclure qu’il eût été plus avisé d’organiser un vernissage en bonne et due forme. Mais dans son humilité, le département de Perler avait sans doute nourri quelque scrupule à inviter devant le chiffre de trois.

Avant-hier, l’écologiste hyperactive a informé avoir acquis un Dragonnier parfumé panaché jaune multi-troncs à 49 francs 90 pour son bureau. Ah non, pardonnez-moi, on me dit qu’elle a renoncé à communiquer à ce sujet. Emportée par mon envie de produire une ode à l’écologiste sur le départ, après les panégyriques consacrés aux regrettés démissionnaire et sortant Antonio Hodgers et Sami Kanaan qu’on a pu lire dans nos médias de référence, je me suis laissée emporter par la frénésie arborée qui saisit la République.

Une fresque pointilliste, un genre d’art figuratif dont la multitude de détails laisse entrevoir l’absence de logique d’ensemble

Pourtant, tous ces arbres fêtés ne sauraient cacher l’impuissance du duo Perler-Gomez à faire plus et mieux. La stratégie climat du Conseil administratif visait à détruire 10000 mètres carrés de bitume par année, on en est loin. Heureusement que les SIG prêtent main forte un peu partout dans le centre-ville, mais ils assurent qu’ils reboucheront les trous pour refaire les routes. Misère.

Je pensais benoîtement que l’agenda végétal de la Ville allait diminuer d’intensité après avoir remplacé à l’Exécutif une Verte par une Verte, or il n’en est rien. Nos élus ont pris le pli, devant l’intérêt inconditionnel des journalistes pour le feuillu. Comme Genève manque d’esprit de synthèse, chaque magistrat préfère raconter sa journée que s’atteler avec les autres à une vision politique commune. Et c’est ainsi que se construit petit à petit une fresque pointilliste, un genre d’art figuratif dont la multitude de détails laisse entrevoir l’absence de logique d’ensemble. Petites abeilles laborieuses, chaque département trafique et communique dans sa bulle, sans qu’il soit possible d’identifier l’essaim.

Je commence à croire que Genève est par nature une vaste improvisation; qu’elle prît forme et conçût un dessein, il y a longtemps, par accident.

Mais laissons ces pensées noires et concentrons-nous avec enthousiasme sur les festivités à venir. Lundi, Frédérique Perler convie la presse à l’inauguration des rues Adhémar-Fabri, Chaponnière et de Fribourg au Pâquis, réaménagées et végétalisées par ses soins. Après une «visite commentée» facultative, l’orchestre se produira. Ceci n’est pas une blague. Musique, Maestro Perler!