Lugon sans permission: Rolex et chocolat, la botte secrète de KKS
Un coup de fil entre notre ministre des Finances et le président américain, et soudain tout va mieux. Quand il nous reste l’anecdotique à narrer, faute de pouvoir éclairer les grands mouvements de bascule.
Le monde ayant perdu la boussole par les caprices d’un alien à la Maison-Blanche, permettez que je me décale à Neuchâtel. C’est là-bas que s’est joué cette semaine une petite histoire au cœur de la grande Histoire dont plus personne ne maîtrise le récit: vingt-cinq minutes de téléphone entre la St-Galloise Karin Keller-Sutter et le chef du monde.
Ce mercredi à 12 heures 30, place des Halles, un soleil souverain – épithète de circonstance – baigne le décor traditionnel à la tenue d’une séance «extra muros» du Conseil fédéral. Au peuple venu voir les Sept Sages de sortie, KKS raconte avoir étudié à l'École supérieure de commerce de Neuchâtel. Elle convoque même le souvenir d’un amour de jeunesse, un gars de Colombier dont le père était au chômage à cause de la crise. Tout cela est parfait: authenticité, simplicité, proximité. Label suisse.
Idem pour le décor. Les flûtes et percussions des Armourins, showband local incontournable, ouvrent la cérémonie en musique devant les autorités, en préambule des discours officiels. Une modeste manifestation propalestinienne s’invite même, perturbant à peine mais pas trop le protocole, fidèle elle aussi à une tradition helvétique de retenue dans l’expression.
Et puis soudain, KKS s’éclipse, toutes affaires cessantes. Je vois assez bien ses services, à Berne, interrompre une séance accablante sur les mesures d’économies pour lui annoncer avec un flegme fédéral qu’un certain Donald sera en ligne. Lequel, peu après ce coup de fil, va mettre un coup d’arrêt provisoire à sa guerre commerciale.
La preuve est faite que KKS n’a pas besoin de traiter avec des sous-fifres pouvant être virés à tout moment
En ces temps troublés, où les acteurs rationnels tentent de débusquer la logique sous l’illisible arbitraire, cette coïncidence sera suffisante pour être commentée dans le Washington Post et citée sur CNN par le président du Conseil économique national des Etats-Unis - excusez du peu. Dans les heures qui ont précédé la reculade de Trump sur les droits de douane, KKS a été la seule dirigeante étrangère à avoir l’homme MAGA en ligne. La presse suisse n’aurait pas osé faire un lien, humilité culturelle oblige. Mais devant le besoin du monde entier de spéculer, à défaut d’expliquer les tocades et folies de Trump, on a discrètement suivi la presse américaine.
Et si le coup de fil avait pesé un tantinet dans la balance déréglée du président américain? On peut rêver, parfois. Ne serait-ce que pour faire mentir les gens avertis. Alors que ceux qui comptent prétendaient que le pays ne disposait d’aucun réseau à Washington, la preuve est faite que KKS n’a pas besoin de traiter avec des sous-fifres pouvant être virés à tout moment. Et si ce coup de fil est le résultat d’un alignement des planètes ou de l’entremise improvisée d’une personne au poids considérable, on y aura cru un instant.
Trump aurait été foutu de nous tarifer (néologisme issu du Petit Larousse trumpien) à 68%
On peut aussi jouer à se faire peur. Imaginez que ce fût au tour de Guy Parmelin d’être président de la Confédération, contraint d’ânonner en franglais! Sauf à imaginer qu’il ait pris des cours depuis son fameux «I can english understand mais je préfère répondre en français», moqué par le New York Times en 2018. Trump aurait été foutu de nous tarifer (néologisme issu du Petit Larousse trumpien) à 68%. Imaginez encore que la Verte Céline Vara fût déjà entrée en fonction au Conseil d’État et qu’elle eut fait capoter l’appel téléphonique avec des considérations de haute morale, et c’était la ruine.
Mais heureusement, la madrée KKS était au bout du fil. A-t-elle joué la soumission ou la force, elle qui a lu «l’Art du deal», le best-seller de Donald? A-t-elle fait une blague sur les PANICAN (synonyme de faiblard et stupide selon Potus), assurant qu’elle n’en était pas une? La seule chose de certaine, c’est qu’elle a prononcé deux mots-clés: Rolex et chocolat. Et cela tient du génie.
D’abord parce que ces clichés sont simples et émotionnels. C’est quand même plus sexy de prononcer «Rolex» que «machines-outils». De plus, la puissance évocatrice de ces mots a déjà été démontrée. On a vu par le passé le pouvoir d’attraction d’une Rolex sur Nicolas Sarkozy, ancien chef d’un tout petit monde. Quant au chocolat, d’ambition universelle, il a fait craquer l’ancien secrétaire d’État américain John Kerry venu tout exprès en acheter chez Auer, dans les rues Basses.
Que cet intermède neuchâtelois ait pesé ou non dans un cerveau dérangé, la fable du nain infléchissant le géant a de l’allure. De toute manière, on sait déjà, nous Helvètes, que «rire, c’est bon pour la santé.»