Lugon sans permission: de grâce, ne liquidez pas les promotions!
Cette année, la Fête des écoles a survécu à la canicule. Mais certains rêvent de supprimer ce cortège traditionnel, au prétexte de la chaleur.
Si attendrissant. Des tout-petits, allègres et fiers, défilant dans les rues de la ville, le chef couvert de coiffes et costumes bricolés en forme de drapeaux rouges à croix blanche, de couteaux suisses, de coucous, de vaches, d’edelweiss, de Cervins. Mention spéciale aux enseignants qui ont vraiment donné le meilleur de leur art pour cette édition de la Fête des écoles avec pour thème la Suisse.
Si attendrissant et si fragile. Il s’en est fallu de peu que nous n’ayons été privés du spectacle immémorial et les bambins, de leur quart d’heure de gloire. Car nous vivons sous la menace du mercure. Jusqu’à mercredi, j’ai craint que la Fête des écoles ne soit annulée par la Ville. Comme en 2019, à cause de la canicule. Comme l’an dernier, en raison de risques d’orages qui, me semble-t-il, n’ont finalement pas eu lieu. Nota bene: les invasions de criquets sont pour l’instant classées en niveau 1 de danger.
Je dois donc remercier chaudement Christina Kitsos qui a maintenu l’événement. Il faut dire que l’alerte canicule n’avait pas encore été déclenchée (elle le sera dès samedi). Pour autant, la conseillère administrative n’a pas lésiné sur les mesures de protection: ombrelles, tentes, tuyaux percés (on me dit que les SIG ont proposé gratuitement leur contribution) et achat de 3000 casquettes, au cas où les chapeaux en carton ne viendraient à gondoler en raison de l’humidité. En effet, parmi l’arsenal sécuritaire déployé, on pouvait voir des hommes armés de pulvérisateurs à pression - «des sapeurs-pompiers et pompières», devrais-je écrire, comme l’a dit Christina Kitsos - arrosant les enfants du cortège, ce qui aurait pu provoquer l’effondrement des couvre-chefs. Saluons donc les efforts pour maintenir la fête malgré les grincheux.
Elle aurait pu prévoir un détachement de psychologues dans le cortège afin de dispenser réconfort et mesures d’accompagnement aux mômes dévastés par l’anxiété
Ces derniers se sont évidemment invités au défilé pour en contester le format. Ils ne doivent pas être majoritaires, mais ils ont de la voix et des relais médiatiques. Ainsi, dans un article de la Tribune de Genève, le syndicat des enseignants en appelle à des fêtes «à taille humaine, dans les écoles, éventuellement les quartiers, et si possible sans manèges.» Traduction: sobriété ennuyeuse, sans pompe ni public.
Pour vendre ce redoutable concept, le syndicat ne manque pas d’arguments. À en croire Francesca Marchesini, présidente de la Société pédagogique genevoise, «il fait chaud, c’est anxiogène, il y a des risques d’insolation et de perdre des élèves.» La guerre, quoi.
Je peine donc à comprendre pourquoi Christina Kitsos n’a pas été plus loin dans le dispositif de défense en brodant sur les thèmes du Politburo. Elle aurait pu, par exemple, prévoir un détachement de psychologues dans le cortège afin de dispenser réconfort et mesures d’accompagnement aux mômes dévastés par l’anxiété. Tant il est vrai que les enfants paraissaient éprouvés en saluant nos caméras. Trop de monde, trop de tohu-bohu, trop de fanfares, trop de sueur. Comme chacun sait, ces éléments perturbent durablement les esprits des mioches qui préfèrent retenue et ambiance feutrée.
Il faut donc sacrifier ce cortège sur l’autel du changement climatique pour lequel nous devons payer en jours-amende de renoncement
Prenez le petit Dylan, qui court sous le cagnard dans la cour de récré avant de se rendre à son entraînement de foot; il redoute comme chacun le soleil et la foule aux «promotions», de cette appellation qu’il a fallu abandonner au nom de l’égalité des chances et surtout des résultats. Prenez la petite Maé; elle aurait préféré une lecture de contes revisités, sans monstres ni stéréotypes de genre et avec distribution d’eau aromatisée concombre-pastèque, plutôt que deux heures de trampoline aux Bastions.
Nos pédagogues émérites feignent de croire cela. Car il faut des arguments à l’appui de leur confort personnel et de leur arsenal idéologique. Il s’agit de faire peur ou de culpabiliser les parents – et le soleil ardent est un solide allié – pour venir à bout d’une manifestation contraire à tous leurs idéaux: elle cumule apparat, solennité et tradition. Il faut donc la sacrifier sur l’autel du changement climatique pour lequel nous devons payer en jours-amende de renoncement.
Personne ne songe à préciser que l’événement est «rassembleur», comme il est d’usage lorsqu’une manifestation ne l’est pas complètement
Résistez, braves gens. La Fête des écoles, comme l’Escalade, ne sont pas négociables. La première, a rappelé Christina Kitsos (encore merci, vraiment), est inscrite au patrimoine immatériel de l’Unesco. C’est Jean Calvin qui l’a instituée en 1559. Évidemment, la cérémonie se terminait à la cathédrale avec les huiles du moment. Ce n’était sans doute pas la méga teuf, mais elle devint au XIXe plus festive, contaminant de sa bonne humeur d’autres cantons romands. De cette époque a survécu le cortège. Il serait du plus mauvais effet qu’une poignée de syndicalistes anxieux finissent par en avoir raison.
Les rituels, dans une vie, comptent. Ils sont des marqueurs, des césures sur les chemins individuels, des fabriques à souvenirs. Le cérémonial promet la ferveur collective à une époque où l’individu est roi. Personne ne songe à préciser que cet événement est «rassembleur», comme il est d’usage lorsqu’une manifestation ne l’est pas complètement.
Si toutefois nos autorités devaient céder à un groupuscule d’alarmistes, qu’elles fassent preuve d’imagination pour ne pas sacrifier la fête que les gamins mettent un mois à préparer. Je suggère par exemple un format de nuit baptisé Fête spectrale des anti-promotions, où on brûlerait des carnets scolaires et où de grands-prêtres pédagogues déclameraient Ramuz, «Si le soleil ne revenait pas».