Lugon sans permission: «l'ogre et le citoyen», un conte horrifiant
L’État, c’est nous. Cet adage n’est plus vrai. Car les pouvoirs publics travaillent de plus en plus à leur propre justification, en omettant de servir.
Nous étions tous autour de la table. La fine fleur des journalistes genevois et la chancelière, Michèle Righetti El-Zayadi. La pauvre. Après une matinée compliquée suite à la révélation de la fraude électorale à Vernier qu’elle n’avait pas vu passer, elle s’était résolue à communiquer.
Essentiel, ce verbe. Car il désigne une activité qui, au fil du temps, s’est transformée à l’État en l’exact opposé de ce qu’elle était censée produire: de l’enfumage au lieu de la clarté. Conformément à cette nouvelle acception du terme, la chancelière s’est lancée dans un exercice consistant à diluer le propos dans des circonlocutions laissant son auditoire confus. Jamais n’ai-je eu spectacle de l’entre-soi plus éprouvé, jeu entre initiés plus subtil. Maniant le jargon comme un jurisconsulte de province, Michèle Righetti s’est employée à décrire une réalité institutionnelle en tentant de soustraire la Chancellerie à une quelconque responsabilité. Je n’affirmerai pas qu’elle en eût une, d’ailleurs. Mais sa représentante aurait dû avoir envers le citoyen ébaubi quelque égard, quelque vague compréhension de ses attentes envers la garante du processus démocratique. Au lieu de parler clair, les représentants de l’État – elle n’est pas la seule – servent une composition juridico-technocratique en manière de rempart autour de l’institution, tournée vers les pairs plutôt que vers les gens.
Aujourd’hui, je l’avoue: me voici atteinte d’anxiété étatique, probablement une maladie orpheline
Ce jour-là, j’ai développé une anxiété. Moi qui me croyais à l’abri du mal du siècle, celui qui contamine tous les sujets du royaume occidental au prétexte de tout – anxiété des examens, du boulot, de l’école, des PFAS, de la guerre, anxiété consumériste ou anxiété de sobriété pénitente, climato-anxiété – j’ai sombré à mon tour. J’avais ressenti, ces dernières années, quelques symptômes alarmants, mais j’étais dans le déni. Aujourd’hui, je l’avoue: me voici atteinte d’anxiété étatique, probablement une maladie orpheline.
Cet état pathologique se manifeste par des colères et même, parfois, des hallucinations: de conceptuelle, la toute-puissance étatique se matérialise sous les traits d’un ogre. La chose peut se produire à tout moment. Par exemple, le spectacle d’une rue éventrée pour y installer un réseau thermique structurant prend soudain le caractère d’une créature anthropomorphe prête à me dévorer. Se précise une volonté d’interdiction quelconque et je me surprends à envisager l’exil. Un service de l’État m’envoie-t-il un courrier en langage épicène et je hurle à l’abus de pouvoir, puisque la langue est nôtre et que nous n’avons pas demandé aux ronds-de-cuir d’en changer les contours. Me trouvé-je devant un «communicant» verrouillant la communication et il me vient en tête de lui rappeler que je paie son salaire pour obtenir des réponses.
L’État se protège, s’auto-alimente, nourrit un bureaucratisme stérile, s’exprime avec componction, vaque aux besoins de son empire
Il m’apparaît que l’État de Genève travaille de plus en plus à sa propre justification. L’ogre, obèse, menace les fourmis travailleuses de son orgueil. Chaque année, l’entreprise «Pouvoirs publics SA», un genre de Nestlé non coté, renforce ses effectifs d’un demi-millier de personnes, sans avoir de comptes à rendre au conseil d’administration sur sa rentabilité et son efficacité. L’État se protège, s’auto-alimente, nourrit un bureaucratisme stérile, s’exprime avec componction, vaque aux besoins de son empire en regardant, goguenard, passer les élus qui avaient peut-être en idée une mission au bénéfice de la collectivité.
Ainsi va Genève, mais ce billet peut être étendu aux nations démocratiques. Au début, il n’était pas prévu que l’État parvienne à diriger les citoyens selon sa perception du bien public. Il était au service de ceux-ci. Puis on lui a attribué des tâches régaliennes et c’est heureux. Cette nouvelle puissance lui a sans doute permis de développer une version collective et obligatoire de la charité. C’est ainsi que l’entreprise «Pouvoirs publics SA» a créé le département «État-providence», de plus en plus doté. Être servi lie le sujet, pendant que le pourvoyeur gagne en autorité. Et c’est ainsi que le citoyen cède petit à petit sa liberté.
C’est qui le patron? En 1840, Tocqueville le savait déjà
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, 1840: «A mesure que les attributions du pouvoir central augmentent, le nombre de fonctionnaires qui le représentent s’accroît. Ils forment une nation dans chaque nation, et, comme le gouvernement leur prête sa stabilité, ils remplacent de plus en plus chez chacune d’elles l’aristocratie. Presque partout, en Europe, le souverain domine de deux manières: il mène une partie des citoyens par la crainte qu’ils éprouvent de ses agents, et l’autre par l’espérance qu’ils conçoivent de devenir ses agents.»
Nous y sommes. Ça ne me vaut rien, de lire Tocqueville. Mais à vous qui n’êtes pas encore atteints d’anxiété étatique, je vous recommande chaudement ce garçon visionnaire. Il y a deux cents ans, il savait déjà qui deviendrait le patron.