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À Genève, les cahiers des charges des communicants de l’État révèlent des surprises

24.01.2024 19h20 Jérémy Seydoux / Lucie Hainaut

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Après des mois de bras de fer, Léman Bleu a pu obtenir les cahiers des charges des communicants de l’État, grâce à la loi sur la transparence. La demande fait suite au scandale des employés de l’État mis à contribution de la campagne électorale de Fabienne Fischer. Les documents réunis montrent un mélange des genres institutionnalisé au sein du département de l’économie et de l’emploi (DEE) et des disparités salariales non-négligeables dans les autres dicastères.

Près de 200 courriels incriminants et des agendas qui mentionnent des dizaines d’heures de coaching en vue des différents débats électoraux. Voici entre autres, ce qui ressortait de nos révélations du mois d’août 2023. Ces documents explosifs ont permis de montrer comment Fabienne Fischer a mis des collaborateurs de l’État a contribution de sa campagne politique. 

La commission de contrôle de gestion du Grand Conseil a ouvert une enquête, de même que la Cour des Comptes et la justice. Cette dernière déterminera si ces écarts sont pénalement répréhensibles. L’ex-conseillère d’État estime de son côté que ces tâches relèvent du travail habituel de tout chargé de communication de l’administration. 

Des soupçons touchent le DEE depuis le début

Qu’en est-il? Les inquiétudes quant à un possible mélange des genres remontent au printemps 2022. Fabienne Fischer engage au service de son département une ex-journaliste de la RTS, Esther Mamarbachi. Son arrivée suscite des interrogations, y compris au sein de son propre parti, les Verts. Le député Pierre Eckert prend la parole dans Le Temps: «Il faudra marquer une séparation claire, au moment venu, entre la communication institutionnelle et celle découlant des élections à venir».

Cette sortie pousse Fabienne Fischer à rédiger une mise au point par écrit à l'attention de ses collègues de parti. Nous nous sommes procurés ce message: «Elle n’exécutera aucune tâche de type ‘conseillère personnelle’, contrairement à ce que mentionnait l’article publié par la Tribune de Genève annonçant l’engagement de Mme Mamarbachi. Le propos du secrétaire général du DEE dans cet article, tel que transcrit, était maladroit» déclare-t-elle.

Le propos maladroit, selon Fabienne Fischer, émane de l’ancien secrétaire général du DEE, interrogé par la Tribune de Genève. La voici: «Son rôle sera de conseiller la magistrate dans ses interventions et ses apparitions publiques». 

Cahiers des charges problématiques

Or dans le cahier des charges de la communicante, toujours en poste dans le département désormais dirigé par Delphine Bachmann, cette tâche figure bel et bien parmi ses activités principales. On lit en effet qu'elle doit «conseiller la magistrate dans son approche de la communication vis-à-vis du grand public, du monde politique et des partenaires».

Autre surprise, alors que la magistrate assurait à son parti que l’employée de l’État n’exercerait «aucune tâche de type conseillère personnelle pour écarter tout mélange des genres entre communication départementale et campagne électorale»: non seulement les courriels et les agendas révélés en août ont montré le contraire, mais le cahier des charges entretient lui aussi le flou à ce propos. Il mentionne: «Gérer les réseaux sociaux personnel de la magistrate en cas d’indisponibilité de ses collaboratrices personnelles».

Ce passage fait tiquer l’avocat Stéphane Grodecki, par ailleurs ancien premier procureur: «La gestion d’un réseau social personnel - je ne parle pas d’une page de l’État - ne relève pas d’une activité d’un fonctionnaire classique selon la loi.»

Il rappelle que la pratique est encadrée par l’article 8a de la loi sur le personnel de l’État: «Tout ce qui est collaboration personnelle, donc tout ce qui est activité politique du magistrat, doit être pris en charge par un employé spécifique, qui n’est pas soumis au droit de la fonction publique. Il doit avoir un contrat spécifique de droit public, parce que l’idée des députés était de faire la différence entre ce qui relève de la politique avec des choix spécifiques de personnels, et ce qui relève de l’administration courante, où il ne devrait pas y avoir d’action politique» détaille l'avocat.

«Il n’y a plus de confusion de rôle»

Le département aujourd’hui dirigé par Delphine Bachmann reconnaît un problème, et assure avoir remédié à la situation: «Effectivement, un conseiller personnel et un fonctionnaire ne peuvent se remplacer mutuellement. Aujourd'hui, il n'y a plus de confusion de rôle entre le conseiller personnel de la magistrate et les fonctionnaires du département» nous répond le secrétaire général par écrit.

Se pose la question de la responsabilité: comment un tel élément se retrouve-t-il dans un cahier des charges d’une employée de l’État? Selon Me Grodecki, c’est l’office du personnel de l’État qui est responsable, ou respectivement le magistrat: «Soit c’est une pratique, soit c’est une erreur, soit c’est autre chose».

Une confusion des rôles que l’on retrouve également dans le cahier des charges d’une chargée de mission, aussi à l’œuvre dans la campagne de Fabienne Fischer. On y découvre qu’elle peut être remplacée par la cheffe de cabinet en cas d’absence. Le département nous indique qu’elle a aujourd’hui cessé ses activités au sein de l'État. Le poste ne sera pas repourvu.

Curiosité bientôt corrigée au Territoire

Qu’en est-il dans les autres départements? Au Territoire, dirigé par Antonio Hodgers, le conseiller d’État a toujours affirmé ne pas avoir de conseiller personnel. Pourtant, on retrouve l’intitulé «chef de cabinet» dans le cahier des charges de l’un de ses secrétaires généraux adjoints, se trouvant être par ailleurs un proche du magistrat. 

Sollicité, le département tient à lever les doutes: «Le cahier des charges dans lequel figure "chef de cabinet" date d'une dizaine d'années. Il ne désignait pas une fonction en tant que telle mais un rôle interne de liaison. Ce terme n'est en effet plus usité aujourd'hui car prêtant à confusion. Ancien, le cahier des charges est amené à être mis à jour. Le secrétaire général adjoint en question n'a jamais occupé une fonction de type conseiller personnel».

Autant de titres que de rémunérations

Constat général, aucun cahier des charges type n’existe concernant la fonction de chef de communication. Chaque conseiller d’État peut adapter les missions de ses porte-paroles selon ses besoins et ceux de son département. Directeur de la communication, secrétaire général adjoint en charge de la communication, directeur de la coopération, autant de titres différents pour des fonctions similaires. 

Les rémunérations varient de façon importante. Ainsi selon les départements, un chef de communication oscille entre la classe 23 et la classe 27, soit en théorie un salaire de 9’600 francs à plus de 15’500 francs par mois. Sur l’année, l’écart peut monter jusqu’à 75’000 francs pour des postes a priori similaires. 

Inégalité corrigée chez Nathalie Fontanet

Un grand écart qu’on retrouve au sein du département de Nathalie Fontanet, notamment en charge de l’égalité. Le cahier des charges des deux secrétaires généraux adjoints en charge de la communication est similaire, la fonction identique. Il y est même inscrit: «les deux collaborateurs se substituent parfaitement». Mais l'un est en classe 23, et l'autre en classe 27. Le département nous répond que les deux personnes sont désormais en classe 27. Cette inégalité semble donc avoir été corrigée.

En dehors de ces quelques curiosités, la majorité des cahiers des charges analysés n’ont pas fait ressortir d’irrégularité ou de mélange des genres particulier. Notons enfin qu’un cahier des charges est un document administratif qui ne reflète pas forcément les activités réelles exercées au quotidien. Les agendas et les courriels restent le meilleur moyen de constater les tâches effectivement réalisées.

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