Genève

Affaire des écoutes: justice en déroute

27.02.2024 18h00 Jérémy Seydoux, Laurent Keller, Michel Thorimbert

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EXCLUSIF – Le dossier en main du procureur extraordinaire neuchâtelois Pierre Aubert tend à confirmer l’implication de l’ex-procureure Caroline Babel Casutt et de deux policiers dans l’exploitation illégale de conversations téléphoniques d’avocats. Il questionne également l’attitude du Procureur général Olivier Jornot. 

  • Des centaines d’écoutes illégales d’avocats répétées dans le temps, aucune analyse par le procureur extraordinaire des retranscriptions illicites retrouvées sur les DVD, les policiers responsables identifiés grâce aux données informatiques. Des inspecteurs qui accusent la procureure d’avoir été impliquée dès le début. Une magistrate qui n’a pas dit la vérité, jamais interrogée sur ses contradictions. Des e-mails perquisitionnés illustrant les tentatives répétées de Caroline Babel Casutt de supprimer des données compromettantes, alors que d’autres courriels sont écartés de l’enquête avec l’assentiment d’Olivier Jornot. 
     
  • En charge de l’instruction, le procureur extraordinaire n’apporte aucune contribution au dossier, n’a procédé à aucune audition ni complément d’enquête, malgré la pile de preuves incriminantes. Celui qui indiquait à Léman Bleu dans un échange e-mail n’être là que «pour rendre service à son collègue de Genève», envisage même de classer l’affaire.
     
  • Surréaliste et choquant pour les avocats de la défense qui demandent que l’instruction reprenne. Notre rédaction s’est procurée l’intégralité du dossier pénal qui jette un rare discrédit sur le système judiciaire genevois.
     

Lire aussi: Scandale des écoutes judiciaires: «Genève tient son Watergate»

Léman Bleu s’est procuré l’ensemble dossier pénal du procureur extraordinaire Pierre Aubert. Le magistrat neuchâtelois est chargé de tirer au clair l’affaire des écoutes. Il doit déterminer si le Ministère public genevois et la police ont abusé de leur autorité en exploitant illégalement des conversations téléphoniques d’avocats, dont certaines sur la ligne fixe d’une étude. Notre rédaction a remonté pièce par pièce le contenu de l’instruction. 

Deux policiers impliqués identifiés sur les DVD

L’IGS, la police des polices, procède à l’interrogatoire des trois inspecteurs potentiellement impliqués. Deux inspecteurs, dont le chef de brigade, bottent en touche et disent, dans un premier temps, ne se souvenir de rien. Le troisième, un stagiaire, n’était semble-t-il pas affecté à ce genre de missions à l’époque des faits. 

Dans un rapport, la police des polices estime que la vérité se situe sur les DVD d’écoutes. Elle donne une marche à suivre permettant d’identifier qui a écouté et qui a retranscrit. Des informations tangibles et capitales pour l’enquête. Pour des raisons inconnues, le Ministère public n’a pas cherché à déchiffrer ces données comme le préconisait l’IGS.

Les avocats de la défense, eux, se plongent dans cette analyse. Grâce à la méthode fournie par l’IGS, ils remontent aux matricules des deux inspecteurs qui affirmaient ne se souvenir de rien. Les 34 retranscriptions illégales dans lesquelles figurent expressément les termes «avocats» et le nom de ces derniers, portent la signature informatique des deux policiers, preuve de leur implication. 

Les inspecteurs ne pouvaient ignorer l’illégalité de leur pratique. Le code de procédure pénale interdit clairement toute écoute de conversation protégée par le secret professionnel. Une directive interne de la police précise que si cette situation se produit «la surveillance doit être immédiatement suspendue (…). Dans ce contexte, une conversation téléphonique ne doit pas être écoutée et des données rétroactives ne peuvent pas être utilisées.» 

L'ex procureure Caroline Babel Casutt, en charge de l'affaire des promoteurs, est aujourd'hui juge au Tribunal civil. (KEYSTONE/Salvatore Di Nolfi) L'ex procureure Caroline Babel Casutt, en charge de l'affaire des promoteurs, est aujourd'hui juge au Tribunal civil. (KEYSTONE/Salvatore Di Nolfi)

La procureure Caroline Babel Casutt savait

La procureure Caroline Babel Casutt a dit, devant la Cour d’appel et dans une détermination écrite, n’avoir été informée de la situation des écoutes d’avocats qu’en novembre 2022, soit peu avant l’éclatement médiatique de l’affaire. Devant l’IGS, l’inspecteur chef de brigade la contredit. Il affirme avoir été «en permanence en contact avec elle. (…) Elle était très impliquée dans le dossier». Il ajoute: «Lorsque nous avions identifié le fait que certaines conversations pouvaient être entre le prévenu et son avocat, nous avons évidemment prévenu la procureure». Selon lui, «elle avait été avisée que des conversations avocat/client existaient.»

«Nous avons évidemment prévenu la procureure.»
– un inspecteur de police impliqué 

Huit e-mails perquisitionnés dans la boîte de Caroline Babel Casutt prouvent qu’elle n’a pas dit la vérité. Contrairement à ses déclarations, la procureure savait bien avant novembre 2022. Des conversations datant de 2017 et 2019 montrent qu’elle a tenté par tous les moyens de faire détruire sans succès les écoutes problématiques sur des DVD déjà gravés: «Comment faut-il que je procède pour obtenir ces destructions ?»

Olivier Jornot a dirigé la procédure pénale jusqu'en mars 2023 et s'est accommodé que des e-mails ne soient pas versés au dossier. (KEYSTONE/Salvatore di Nolfi) Olivier Jornot a dirigé la procédure pénale jusqu'en mars 2023 et s'est accommodé que des e-mails ne soient pas versés au dossier. (KEYSTONE/Salvatore di Nolfi)

E-mails importants écartés du dossier

Sept e-mails n’ont pas été versés au dossier en raison d’une opposition de Caroline Babel Casutt devant la juridiction chargée de trier et de trancher quel courriel pouvait être versé à la procédure. Olivier Jornot s’est accommodé de cela. Cette juridiction dit que ces courriels bloqués sont en lien avec une deuxième période d’écoutes, entre 2016 et 2017. Les avocats de la défense soutiennent que ces e-mails sont la preuve d’une pratique courante à la police. 

Le procureur extraordinaire Pierre Aubert (NE) n'a rien entrepris dans ce dossier depuis sa nomination. Le procureur extraordinaire Pierre Aubert (NE) n'a rien entrepris dans ce dossier depuis sa nomination. (KEYSTONE/Laurent Gillieron)

Absence d’instruction

Caroline Babel Casutt s’est déterminée par écrit et a échappé à tout interrogatoire contradictoire. Elle n’a pas été confrontée, ni par le procureur général, ni par le procureur extraordinaire, à ses mensonges et n’a pas été confrontée aux allégations portées contre elle par la Brigade financière de la police. Un traitement de faveur injustifiable estiment les avocats de la défense. 

En charge de l’instruction, le procureur extraordinaire n’apporte aucune contribution au dossier, n’a procédé à aucune audition ni complément d’enquête, malgré la pile de preuves incriminantes. Celui qui indiquait à Léman Bleu dans un échange e-mail n’être là que «pour rendre service à son collègue de Genève», envisage même de classer l’affaire.

Sollicité, Pierre Aubert a décliné notre demande d’interview. Il indique que le Ministère public doit encore décider s’il maintient son intention de classer, à la lumière de ces éléments. «Cette réflexion n’a évidemment pas à se faire en public», précise-t-il. 

«Caroline Babel Casutt n’entend pas participer à un procès médiatique.»
– Pierre-Damien Eggly, avocat

Caroline Babel Casutt répond par l’intermédiaire de son avocat Pierre-Damien Eggly: «Au vu des procédures en cours et de son devoir de réserve, Mme Caroline Babel-Casutt n’entend pas participer à un procès médiatique. Elle collabore pleinement et sereinement avec les autorités compétentes et conteste fermement avoir agi de manière répréhensible.»

À ce stade, tous les protagonistes sont présumés innocents. 

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