Genève

Deux morts dans l’Arve: les SIG inculpés d’homicide par négligence

21.08.2024 18h30 Jérémy Seydoux, Denis Palma, Michel Thorimbert

Berge Vessy

EXCLUSIF – Selon le Procureur général Oliver Jornot, l’entreprise SIG a fait preuve de négligences coupables dans la mort d’une jeune policière, d’un joggeur et d’un chien, électrocutés dans l’Arve en 2022. Il va mettre la régie publique en prévention. Le dossier que Léman Bleu et la Tribune de Genève ont consulté est accablant, le pire aurait pu être évité. 

La taille du mausolée fleuri entretenu par les proches des victimes est à la hauteur du choc et de l’incompréhension. Devant ce cabanon technique, protégé des regards, jouxtant la centrale électrique de Vessy, des photos pour se souvenir d’Elsa, 28 ans, de son chien Byron et d’Olivier, joggeur de 43 ans, qui a vainement sacrifié sa vie pour tenter de sauver celle de la jeune policière. Tous sont morts électrocutés par un barrage à poisson défectueux, alors qu’ils évoluaient dans l’eau, à proximité d’une petite plage au bord de l’Arve, ce 1er septembre 2022. 

L’enquête de police est aujourd’hui terminée. Le dossier que notre rédaction a consulté montre l’ampleur des manquements au sein des SIG qui ont conduit deux malheureux arrachés à leur famille, à une mort parfaitement évitable. Fin juillet, Olivier Jornot a informé la régie publique qu’il allait la mettre en prévention pour homicide par négligence. D’autres actions pourraient suivre. 10 collaborateurs des SIG sont dans le collimateur de la justice pour un empilement de graves manquements à plusieurs niveaux et à des degrés divers. 

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Memorial Les proches des victimes ont disposé de nombreuses fleurs et des photos sur les lieux du drame, près de la centrale électrique de Vessy.

Répulseur à poissons en cause

Installé en 2008 par une entreprise américaine spécialisée, ce barrage à poissons avait pour but d’empêcher la faune aquatique d’être piégée dans les turbines de la centrale, en injectant un léger courant électrique dans l’eau, a priori sans danger. 

À quoi ressemble le dispositif? Les diodes électriques immergées sont reliées à un cabanon technique. À l’intérieur, six pulseurs dotés de voyants lumineux indiquant leur bon fonctionnement. Un ordinateur de contrôle affiche les valeurs d’intensité du courant électrique injecté, un logiciel de sécurité permet notamment la désactivation du courant en cas d’intrusion. Un système automatique d’alarme mail et téléphone se déclenche en cas de problème. 

«Les sélecteurs de l’appareil ont brûlé.»

selecteur Lors de l'inspection du système par un expert mandaté par la justice, deux sélecteurs se mettent à brûler.

Les premières constatations techniques sont effectuées un mois après les faits, en octobre 2022, par un expert mandaté par la justice. Débranché le jour du drame, le cabanon technique est remis sous tension pour les besoins de l’enquête. Les découvertes sont stupéfiantes. Des gaines électriques sont altérées, les pulseurs dysfonctionnent et des sélecteurs se mettent à brûler. Les relevés effectués dans l’eau sont formels. Du courant électrique potentiellement mortel pour l’homme est injecté en contrebas. Décision est prise de déconnecter le dispositif. Comment a-t-on pu en arriver là? 

Manuel d’utilisation pas lu

Pour des raisons que l’enquête devra déterminer, le manuel d’utilisation du barrage à poissons fourni par le fabricant a été peu ou mal lu par les équipes techniques des SIG. Il prévoit qu’un climatiseur doit maintenir les appareils à bonne température, alors que des panneaux "danger" doivent avertir les promeneurs à proximité. Une directive interne aux SIG complète ces dispositions et prévoit l’inspection hebdomadaire du barrage et la vérification de la génération électrique. Une autre directive indique que les impulsions générées dans le canal de fuite doivent être mesurées une fois par an. 

Mais dans les faits, l’enquête montre que jamais depuis la mise en service du système quiconque n’a mesuré l’intensité du courant injecté. Quant aux panneaux "danger" pour les promeneurs, ils font défaut. Pire, les rapports de maintenance semestriels indiquent que les SIG ont laissé l’installation se dégrader année après année sans la réparer. 

Alarme débranchée en 2016

Devant la police, un responsable SIG indique n’avoir jamais reçu de documentation particulière et que les tâches de maintenance qu’il avait confiées à son spécialiste étaient de l’ordre «un peu du bon sens». Lors des visites techniques, l’ingénieur en charge se contentait d’un contrôle visuel des voyants lumineux sur les pulseurs. 

En 2016, décision est prise de débrancher le système d’alarme mail et téléphone en raison de son coût. Un des responsables explique: «Pour moi, ce système n’était pas indispensable étant donné que la machine n’était pas dangereuse. C’est comme la radio dans une voiture par exemple.»

L’installation se délite dès 2019

Trois ans plus tard, en juin 2019, le spécialiste en charge de l’inspection indique dans son rapport que «le système ne détecte pas tous les pulseurs correctement» et que le climatiseur est en souffrance. Demande de révision est faite, sans que suite ne soit donnée. 

caisson Vue de l'intérieur du caisson technique. Les rapports de maintenance font état de pannes non réparées depuis 2019, dont l'ordinateur central et le système de refroidissement.

Six mois plus tard, en novembre 2019, l’ordinateur de contrôle lâche: «Il n’est plus possible de visualiser sur l’ordinateur le fonctionnement du système, l’écran ne s’allume plus». En mai 2020, c’est au tour du climatiseur de tomber en panne. Une mesure de substitution est prise: «Mettre un thermomètre, rien de plus à faire pour l’instant, décision de laisser la clim. stoppée» lit-on dans une note datée de juin 2020. Les données du thermomètre ne seront jamais relevées, et, en août, une surchauffe nécessite une intervention. 

Pannes successives jamais réparées 

Dès octobre 2020 et durant les deux années qui suivront, l’inspecteur de maintenance réalisera des copiers-collers de ses précédents rapports. Il y rappellera que le modem d’alarme est débranché, l’ordinateur en panne, et la climatisation arrêtée. Pourquoi ces alertes n’ont-elles jamais été prises en compte? Devant la police, il indique: «Tout se faisait par avis sur notre système. Je faisais des avis et les responsables les fermaient sans pour autant que le problème ne soit réglé.»

L’ordinateur en panne n’était-il pas doté d’un logiciel anti-intrusion qui aurait coupé le courant en présence d’un humain dans la zone? Un responsable SIG interrogé considère que l’ordinateur n’était qu’une «façon conviviale» de visualiser le fonctionnement des pulseurs. «Je crois que ce monitoring n’était pas indispensable pour le fonctionnement. Je ne sais pas pourquoi ça n’a pas été réparé», ajoute-t-il.

Alerte la veille du drame

Le 31 août 2022, la veille du drame, la centrale des SIG est avertie d’une surconsommation d’électricité au barrage. Dépêchés sur place, les ingénieurs formulent des hypothèses liées à la présence d’un chantier à proximité. Rien d’alarmant selon eux. Le 1er septembre, l’inacceptable se produit, après 5 années de délitemenent progressif d’un système électrique que tous croyaient à tort inoffensif. 

Selon un témoignage reçu après les faits par la police, une promeneuse, que Léman Bleu avait aussi interrogée, explique que son chien avait crié de douleur en juin 2022 déjà, lors d’une baignade sur le même site. 

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«Nous réservons nos réponses au Procureur général»

Contactés, les SIG indiquent: «SIG est très touchée par ce drame et compatit à la douleur des proches. Malheureusement, nous ne pouvons pas apporter de commentaire, car une procédure pénale est en cours. Nous réservons nos réponses au Procureur général.»

L’enquête pénale promet d’être encore longue et devra clarifier les rôles de chacun dans cette catastrophe. Le procès à venir devra déterminer si la machine seule présentait un danger, ou si ces négligences humaines ont bel et bien causé la mort de deux personnes. 

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