Genève

ENQUÊTE - «Opération Papyrus»: pratiques troublantes contre les Kosovars de Genève

28.04.2023 14h26 Denis Palma, Jérémy Seydoux

Blerim

ENQUÊTE - Syndicats et avocats dénoncent une stigmatisation de la communauté kosovare par les autorités genevoises. Léman Bleu a réuni plusieurs témoignages qui décrivent les moyens disproportionnés engagés par le Ministère public et certaines pratiques troublantes de l'OCPM. Tous concernent des ressortissants albanophones ayant demandé une régularisation de leur statut via l’opération «Papyrus».

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Notre histoire démarre par le témoignage de Blerim*, un Kosovar de 31 ans. Il attend depuis plusieurs années la délivrance de ses papiers d’identité: «J’ai fait la demande en 2018, nous sommes en 2023. J’ai perdu 5 ans de ma vie, enfermé dans une prison psychologique.»

Dans un premier temps, son dossier est validé à Genève, mais Berne suspend la procédure de régularisation pour soupçon de faux documents. Une enquête policière est menée. Blerim est blanchi. La justice le condamne quand même pour séjour illégal, un comble. 

Blanchi mais dossier bloqué 

Une décision qu'il conteste, car susceptible de nuire à son emploi: «Au travail, je dois présenter un casier judiciaire vierge pour renouveler mon badge. J’aurais pu perdre mon emploi si je n’avais pas contesté cette condamnation.» Heureusement pour Blerim, La justice finira par l'annuler.

«J’aurais pu perdre mon emploi si je n’avais pas contesté cette condamnation.» – Blerim

Reste que son dossier de régularisation est toujours pendant devant l’OCPM, malgré son innocence rétablie. Une situation qui affecte gravement la famille de cet employé d’une entreprise de transports, à la tête d’une équipe de 20 chauffeurs: «Ma femme et mes enfants sont stressés, ils ne peuvent pas quitter Genève.»

Les Kosovars dans le viseur de l’OCPM

Des cas similaires, il en existe des dizaines défendus notamment par le cabinet d’avocats de Me Yama Sangin. Tous ont en commun d’avoir été dénoncés à la justice par l’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM) pour soupçon de faux documents. La quasi totalité d’entre eux concernent des Kosovars, précise l’homme de loi.

«Les Kosovars qui ont déposé des demandes Papyrus ont été systématiquement dénoncés par l’OCPM. Dans la foulée, le Ministère public a déployé des moyens disproportionnés pour enquêter. Des gens sont cueillis au saut du lit par la police, parfois devant leurs enfants. C’est un traitement disproportionné pour une potentielle infraction à la loi sur les étrangers. Nous ne sommes pas là dans du pénal crapuleux! On stigmatise cette population», s’insurge l’avocat. 

«Des gens sont cueillis au saut du lit par la police, parfois devant leurs enfants. C’est un traitement disproportionné.» – Me Yama Sangin

Me Yama Sangin L'avocat Me Yama Sangin, dans son étude de la Rue Toepffer, dit défendre plusieurs dizaines de Kosovars victimes d'un traitement disproportionné par les autorités.

Les Kosovars et Papyrus, une longue histoire 

Pour bien comprendre, remontons à 2017, la naissance de l’opération «Papyrus». Genève fait figure de pionnier en permettant à des milliers de clandestins bien établis sur le canton de se régulariser. Ils sont des centaines à sortir de l’ombre dans l’espoir de décrocher des papiers. À la fin de l’opération, en décembre 2018, 3541 demandes de régularisations sont déposées. Parmi elles, 30% concernent des personnes albanophones, a indiqué l’OCPM à Léman Bleu. 

Mais rapidement, des abus et de la triche sont constatés, la presse en fait état en 2020. La production et la commercialisation - parfois à prix d'or - de faux documents est pratiquée au sein de la communauté kosovare pour faciliter l'obtention de papiers. Une affaire qui laissera des traces, selon Thierry Horner du Syndicat Interprofessionnel des Travailleurs (SIT), et qui portera préjudice à l’ensemble de la communauté. 

«Racisme d’État» selon les syndicats

L’organisation défend une vingtaine de personnes albanophones régularisées à la suite de l'opération Papyrus, mais dont le renouvellement de permis a été suspendu. «On s'est rendu compte de soupçons quasi systématiques contre les personnes albanophones, dénoncées au Ministère public», explique le secrétaire syndical Thierry Horner.  

«C’est un racisme d’État, je n’ai pas peur des mots. Là où il y a 1% de fraudeurs, comme partout, on généralise à tous les Kosovars, ce n’est pas possible. C’est l’une des communautés les plus importantes de Suisse. Les conséquences sont graves.», tonne le syndicaliste. 

C’est par exemple le cas d’Afrim, 57 ans. Arrivé à Genève dans les années 90, il est accusé d’avoir produit de fausses fiches de salaire. Après enquête, la justice classe la procédure, mais l'OCPM refuse sans motif de faire avancer son dossier. C’est l’incompréhension: «Il n'y a pas de faux documents dans mon dossier. Et maintenant, L'OCPM demande encore plus de détails. Je n'arrive pas à comprendre».

«C’est un racisme d’État, je n’ai pas peur des mots.» - Thierry Horner

Thierry Horner Thierry Horner est secrétaire syndical au SIT, spécialiste du secteur de la construction. Il est associé aux travaux de Papyrus depuis le début de l'opération.

Drôles de pratiques

Autre exemple cité par le SIT, un Kosovar s'est vu refuser les prestations de chômage après dénonciation de son dossier de régularisation. La justice, qui a cassé cette décision, fait état d’une initiative prise par un service de l'OCPM sans en avertir sa propre direction. 

«Le service concerné avait établi la pratique de refuser l'autorisation de travailler à certaines personnes lorsque leur dossier comportait des pièces qui pourraient être des faux. Au début, la direction de l'OCPM n'avait pas eu connaissance de la nouvelle pratique. Par la suite, elle avait pris une directive interne en février 2021, selon laquelle les personnes concernées devaient être autorisées à travailler en raison de la présomption d'innocence», relate un arrêt de la chambre des assurances sociales.

«Le service concerné avait établi la pratique de refuser l'autorisation de travailler à certaines personnes lorsque leur dossier comportait des pièces qui pourraient être des faux.»  - Arrêt de la chambre des assurances sociales

«Il n’y a pas de racisme»

Au sommet de l’OCPM, on réfute avec force des «allégations non fondées». «Il n’y pas bien évidemment pas de racisme. Nous sommes tenus de traiter les dossiers de manière égalitaire. Si des contrôles ont été faits, c’est de manière transversale indépendamment de la nationalité», affirme Bernard Gut, directeur général de l’OCPM.

Au Ministère public, 230 procédures pénales en lien avec «Papyrus» sont encore en cours d’instruction sur les 440 dossiers dénoncés à la justice. 160 condamnations ont été prononcées pour faux dans les titres mais aussi pour infraction à la loi sur les étrangers, notamment pour séjour illégal, nous indique le Parquet. 

Les dossiers concernant des albanophones font-ils statistiquement l’objet d’un zèle plus marqué? Malgré notre insistance, ni l’OCPM, ni le Ministère public n’ont accepté de nous dévoiler ces chiffres.

* Nom connu de la rédaction