Genève

Fabienne Fischer a arrosé de fonds publics les projets de son compagnon

23.08.2023 09h27 Jérémy Seydoux, Denis Palma, Michel Thorimbert

SCHWEIZ WAEHRUNG ALTERNATIVE

Après plusieurs mois d’enquête, Léman Bleu en collaboration avec Le Temps révèle comment l’ancienne conseillère d’État verte Fabienne Fischer s’est assise sur le règlement qui encadre les conflits d’intérêts au sein de l’État et a confié pour 283’000 francs de mandats à des projets portés de près ou de loin par Jean Rossiaud et ses proches. Une opération consciente et délibérée qu’elle a menée tambour battant, contre de nombreux préavis négatifs issus de son propre département. 

En fin d'article, vous pourrez consulter les documents publics qui ont été utiles à notre enquête. 

L’affaire tombe mal pour l’ex-conseillère d’État. Visée par une dénonciation pénale, soupçonnée d’avoir utilisé les ressources de l’administration à des fins personnelles, Fabienne Fischer est aussi tancée pour le rôle officieux qu’elle a confié à son compagnon Jean Rossiaud au sein de son département. Selon une enquête de Léman Bleu, l’homme intervenait directement dans certaines affaires de l’administration et donnait des instructions à des fonctionnaires. 

Lundi, notre média révélait aussi que les frais de défense de Fabienne Fischer dans le cadre de la procédure pénale étaient pris en charge par le contribuable, sur décision de l’ancien Conseil d’État.

Enfin, et au terme d’une enquête de plusieurs mois menée en collaboration avec Le Temps, nos recherches montrent qu’une série de mandats a été octroyée par l’ancienne cheffe du département de l’économie à différents projets liés à son compagnon.

Derrière le vernis de la probité 

De quoi parle-t-on? Remontons d’abord le fil du temps. En mars 2021, Fabienne Fischer éjecte Pierre Maudet du gouvernement, lui-même condamné pour acceptation d’un avantage. Elle axe sa campagne sur la probité et la confiance restaurée. Son compagnon depuis 35 ans, Jean Rossiaud, quitte la vie politique «par choix éthique» en démissionnant du Grand Conseil.

Une année plus tard, en mai 2022, il quitte aussi le comité directeur de Monnaie Léman - monnaie alternative qu’il fonde et qu’il préside dès 2015. Il demeure cependant membre du réseau de l’économie sociale et solidaire «APRÈS». Les deux entités ont pignon sur rue à la même adresse et partagent le même coordinateur, Antonin Calderon.

Or, dès son départ du comité, l’association Monnaie Léman commence curieusement à décrocher de lucratifs mandats pour des projets imaginés par le compagnon de la conseillère d’État, que les collectivités n’avaient jusque là jamais soutenus. 

Pire, les documents que nous avons réunis montrent que Jean Rossiaud demeure très engagé au sein de la structure: réunions internes, rédaction de billets de blogs pour le compte de l’association, interventions publiques au nom de Monnaie Léman, participation active à la recherche de fonds auprès des pouvoirs publics et même réalisation d’un mandat pour la ville de Vevey au nom de l’association en décembre 2022. 

Des fonctionnaires tirent la sonnette d’alarme 

Quels sont ces projets? Au printemps 2022, le département de l’économie est sollicité par l’association pour un projet nommé «Smartketplace» et sa version genevoise «GE consomme local». Une plateforme de vente de biens et de services dont l’ambition est de concurrencer Amazon. Le mandat devisé à 98’000 francs prévoit la rédaction de différents rapports d’analyse et de faisabilité. 

Premier problème: il est coordonné par Antonin Calderon au nom de l’association APRÈS et Monnaie Léman apparaît dans l’en-tête du document. Deuxième problème: l’idée originale de ce projet revient à Jean Rossiaud, en 2020, lors d’un hackathon organisé par Pierre Maudet. L’idée n’avait pas connu de suite, jusqu’à l’arrivée de Fabienne Fischer. Troisième problème: le mandat essuie une pluie de préavis négatifs très argumentés qui remontent jusqu’au sommet du département, a appris Léman Bleu. 

De telles plateformes existent déjà et, à l’interne, on craint la subvention déguisée. L’implication potentielle du compagnon de la ministre fait jaser, mais Fabienne Fischer passe outre et signe le contrat de sa main.

Jean Rossiaud se félicite de l’octroi du mandat

Les soupçons se confirmeront en février 2023. Jean Rossiaud se félicite même de la concrétisation de ce mandat dans un blog: «APRÈS et Monnaie Léman viennent de terminer un premier mandat pour l’Etat de Genève. La question était: comment décliner localement SmartketPlace, notre application blanche, libre et opensource, universelle et réplicable, spécifiquement dans la région de Genève, avec les particularités de son tissu économique et social ? […] Après ce premier financement octroyé par l’Etat de Genève, nous montons actuellement des projets européens.» 

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Face à l’enthousiasme du département, les associations reviennent à la charge avec deux nouvelles propositions de mandats. Le premier porte sur le développement des circuits-courts dans les quartiers, 80’000 francs pour différents rapports - on retrouve d’ailleurs la trace de cette idée dans un billet de blog signé Jean Rossiaud en mai 2022. Le deuxième, devisé à 50’000 francs, porte sur du coaching d’entreprises pour améliorer leur durabilité. 

Sans aucun appel d’offres, les mandats s’enchaînent

Fin octobre 2022, la magistrate aura accordé pour 228’000 francs à l’association APRÈS sans qu’aucun appel d’offres ne soit réalisé. La loi prévoit un seuil à 250’000 francs. L’association ne recevra plus rien du département après cela. 

C’est alors que la deuxième association entre dans la danse. Deux mois plus tard, en décembre 2022, Antonin Calderon est de retour au département sous sa casquette Monnaie Léman. Il formule une nouvelle offre de mandat pour 130’000 francs. Objectif: réaliser une étude de faisabilité chargée de mesurer l’impact de la monnaie Léman pour dynamiser l’économie locale. 

Encore une idée signée Jean Rossiaud qu’il évoque dans un entretien accordé en juin 2022 à Moneta: «Nous sommes en discussion avec les communes. C’est un travail de longue haleine: on doit expliquer, convaincre, sensibiliser les différents acteurs aux avantages d’un tissu économique parallèle.» Jean Rossiaud semble mis à contribution pour la recherche de fonds auprès des collectivités. 

Le département d’Antonio Hodgers sollicité

Finalement, 55’000 francs sont accordés pour la réalisation du mandat. Et cette fois, son financement est partagé entre deux départements. 27’500 francs pour celui de Fabienne Fischer, et 27’500 francs pour celui du territoire d’Antonio Hodgers. Les deux magistrats paraphent le contrat de leur main. Le mandat est toujours en cours et les résultats sont attendus d'ici la fin de l'année. 

Pourquoi Antonio Hodgers a-t-il accepté de s’associer à ce mandat? «Ce n'est pas le magistrat qui s'est associé au cofinancement mais le département du territoire», indique Pauline de Salis, porte-parole. 

Le département du territoire a-t-il procédé aux vérifications permettant d’écarter tout conflit d’intérêts? «À aucun moment, Jean Rossiaud n’a été en contact avec le département sur ce mandat», balaie la communicante. 

Delphine Bachmann a dit stop

Contactée sur le mandat toujours en cours dont elle a hérité, l’actuelle ministre de l’économie Delphine Bachmann ne se montre pas plus bavarde. Selon nos informations, cette dernière a stoppé des velléités de nouveaux mandats sollicités par ces associations. 

Par écrit, elle indique: «À ce stade je n'ai signé aucun nouveau mandat pour une de ces associations depuis mon entrée en fonction.»

«Jean Rossiaud n’a jamais tiré aucun avantage personnel»

Pour tous ces mandats, se pose la question du conflit d’intérêts. Un entretien était prévu avec Antonin Calderon, coordinateur des différents mandats. Ce dernier a annulé le rendez-vous quelques heures avant notre arrivée.

Il écrit: «Nous pouvons vous assurer que Jean Rossiaud n’a jamais tiré aucun avantage personnel, même indirect, au travers de l’association Monnaie Léman, pour laquelle il a toujours œuvré à titre bénévole.»

Ses avocats dénoncent des «attaques politiques»

Les avocats de Jean Rossiaud, Mes Guglielmo Palumbo et Gabrielle Peressin n’ont pas souhaité répondre à nos questions. Dans une déclaration, ils contestent tous les reproches et dénoncent des «attaques politiques qui manquent de sérieux.»

«Jean Rossiaud n’a reçu aucun mandat et n’était pas membre du comité des associations concernées tant au moment de l’attribution des mandats que lors de leur mise en œuvre.»

«Son engagement notoire et de longue date pour la cause idéale de l’économie durable, sociale et solidaire n’engendre aucun conflit d’intérêts. Il n’a pas tiré le moindre avantage personnel des mandats en question, dont l’intérêt public est indiscutable.» 

Fabienne Fischer, quant à elle, n’a pas donné suite à nos sollicitations. 

Abus d'autorité?

Qu’en pense Me Romain Jordan, avocat spécialiste en droit administratif? Il défend le député MCG Daniel Sormanni qui a permis de révéler l’affaire Fischer: 

«La décision de la magistrate de passer outre les préavis négatifs interroge et met en lumière la nécessité d’assurer en tout temps un processus décisionnel transparent et impartial au sein de l’Etat.» 

«Ici cela ne paraît pas être le cas: la mise en retrait de son compagnon des associations bénéficiaires des subventions n’est apparemment qu’une façade, sans compter ses interventions dans les activités du département. Tout cela pose des questions de secret de fonction, de gestion déloyale des intérêts publics voire d’abus d’autorité.»

Au-delà des potentielles suites pénales, cette affaire a le mérite d’interroger la pratique qui consiste à octroyer des mandats à six chiffres sans que ceux-ci n’apparaissent dans les comptes de l’État. Contrairement aux entités subventionnées, les mandataires externes ne sont listés nulle part. Ils échappent à la connaissance du public et des parlementaires. Le chemin vers la transparence est encore long.