Genève

Surfacturations SIG: Christian Brunier alerté dès 2018

17.04.2024 18h25 Jérémy Seydoux, Denis Palma, Michel Thorimbert

Christian Brunier, directeur général des Services industriels de Genève (SIG), mardi 13 février 2024 à Genève. (KEYSTONE/Salvatore Di Nolfi). Christian Brunier, directeur général des Services industriels de Genève (SIG), mardi 13 février 2024 à Genève. (KEYSTONE/Salvatore Di Nolfi).

Dans l’affaire des 22 millions surfacturés aux Genevois, des e-mails obtenus par Léman Bleu et la Tribune de Genève montrent une série d’alertes documentées et chiffrées, remontées personnellement aux responsables des SIG dès 2018. Christian Brunier affirmait jusqu’à présent n’avoir appris l’existence du problème qu’en 2023, après l’audit de la Cour des Comptes. Par ailleurs, une enquête fera la lumière sur d’autres dysfonctionnements potentiels. 

Le 13 février 2024, la Cour des Comptes rend les conclusions d’un audit plutôt sévère. 22 millions de francs surfacturés aux Genevois par les SIG, en lien avec les pertes réseaux. Selon le magistrat Frédéric Varone, la régie était au courant depuis 2018 et n’a rien fait. Elle aurait même selon les magistrats trompé l’ElCom, le régulateur fédéral, en produisant des chiffres erronés. Enfin, la Cour indique que la régie publique a freiné le travail d’enquête et contesté les recommandations, avant de les accepter sous la contrainte.

Le lendemain, Christian Brunier réplique sur le plateau de Léman Bleu et livre sa vérité. S’il reconnaît un climat de travail tendu entre la Cour des Comptes et les SIG, il conteste avoir induit en erreur le régulateur fédéral et plaide son étonnement face à une erreur de calcul involontaire. Il réaffirme n’avoir pas été alerté de ces problèmes, «je n’étais pas au courant», et prend l'engagement de rembourser les Genevois - les SIG annonceront les modalités en juin. 

Tous les responsables alertés

Or, il s’avère que des alertes documentées et chiffrées ont bel et bien été envoyées à Christian Brunier en personne, à l’ancien président des SIG Michel Balestra ainsi qu’au service d’audit interne, et ce de façon répétée depuis 2018. Au moins quatre e-mails circonstanciés ont été adressés, dont trois directement au directeur général. 

Que disent ces e-mails? Juillet 2018, Christian Brunier est destinataire: «Salut Christian, j’ai encore découvert d’autres erreurs liées aux tarifs d’électricité en général: erreurs de surfacturations des pertes du réseau électrique à nos clients depuis plusieurs années (environ 21 millions de CHF à restituer). Je souhaiterais te rencontrer pour discuter de tout cela.»

«Illégal, choquant et dangereux pour l’image des SIG» 

En mars 2019, le service d’audit interne est sollicité: «Il est à mon sens totalement illégal, choquant et dangereux pour la crédibilité et l’image des SIG d’avoir décidé de ne pas faire de correction rétroactive sur les trop-perçus encaissés par les SIG, suite à la surfacturation flagrante des pertes réseaux à nos clients depuis plus de 8-10 ans (montant en jeu pouvant être supérieur à 20 millions de CHF). Je suis surpris/sidéré de constater certains manques de respect et d’équité de traitement envers nos clients qui sont pourtant aussi nos propriétaires ?!»

Un mois plus tard, en mai 2019, un e-mail est envoyé au président de la régie publique, à Christian Brunier et au responsable du service d’audit interne: «Bonjour Monsieur le Président, (…) j’ai rencontré le responsable de l’Audit interne. (…) Voici les conclusions qui m’ont été données. Il n’est pas nécessaire de rendre à nos clients les trop-perçus dus à la surfacturation des pertes réseaux vu que le préjudice est négligeable par rapport au chiffre d’affaires du secteur.»

Dans ce mail, il est rappelé que la loi impose de rembourser les trop-perçus, même de façon rétroactive: «Proposition: il y a la possibilité légale de répartir les trop-perçus importants sur plusieurs années, par exemple trois ans. Dans ce cas, le montant à rendre à nos clients serait d’environ 7 à 10 millions de francs par an.»

Enfin, en avril 2020, en pleine crise Covid, Christian Brunier est à nouveau interpellé: «Bravo à SIG et au Conseil d’État pour cette excellente initiative de baisser des tarifs d’électricité dans ce contexte tendu (…). On pourrait à priori prolonger ces baisses de 20% pour les tarifs d’utilisation du réseau, pendant encore environ 6-10 mois supplémentaires, en prenant aussi en compte les «trop-perçus d’environ 20 à 30 millions de francs de la surfacturation des pertes réseaux (2009-2019).»

Lanceur d’alerte pas écouté

L’auteur? Un haut cadre des SIG à la retraite. Ingénieur genevois, l’homme a été responsable des calculs des coûts de distribution de l’électricité jusqu’en 2011, puis rattaché à la direction générale des SIG jusqu’à sa retraite en 2023.

Voyant que rien ne bougeait, il a sollicité la Cour des Comptes au printemps 2022 avant que cette dernière n’ouvre une enquête quelques mois plus tard. Cet audit finira par donner raison au lanceur d’alerte, contre l’avis des SIG qui ont contesté les conclusions de l’audit durant six mois, avant que le régulateur fédéral n’intervienne. 

Pourquoi Christian Brunier a-t-il dit ne pas être au courant du problème? Obligée de reconnaître qu’elle a bel et bien reçu ces alertes, la direction des SIG indique: «Pour être précis, la direction de SIG a indiqué qu’elle n’était pas au courant du procès-verbal du comité Otarie - le comité ad hoc pour la fixation des tarifs d’électricité. Il y était fait mention qu’il était possible que la méthode de calcul des pertes réseaux utilisée à SIG n’était pas forcément le bon calcul. C’est cet élément qui n’a pas été porté à la connaissance de la Direction générale», souligne Isabelle Dupont-Zamperini, porte-parole. 

Dès lors, pourquoi n’a-t-on pas écouté le lanceur d’alerte? «Le lanceur d’alerte lançait de nombreuses alertes dont celle sur les pertes réseaux. Ces points ont été analysés dans le cadre de deux audits internes en 2018 et 2019. Selon les conclusions, il n’y avait pas matière à traiter cela comme un dysfonctionnement ou une illégalité», répondent les SIG. 

Enquêtes en cours

Pourtant, après ces audits, le lanceur d’alerte a continué, chiffres et directives à l’appui, à informer la tête de la régie publique que cette méthode était illégale et qu’un remboursement était obligatoire. «L’enquête administrative actuellement en cours devra, dans ses conclusions, déterminer le bien-fondé ou non de la position de SIG à l’époque», indique la porte-parole. 

Comme le révélait Léman Bleu, cette enquête a été confiée à l’avocat Sandro Vecchio pour faire la lumière et prendre d’éventuelles mesures. Les SIG le promettent, cette investigation concerne tous les échelons hiérarchiques de l’entreprise. S’agissant des 22 millions de trop-perçus, la régie annoncera en juin les modalités de remboursement de sa clientèle.

Lire aussi: Surfacturation: les SIG vont commander deux enquêtes sur eux-mêmes

Mais d’autres dysfonctionnements potentiels dans la tarification SIG sont dans le viseur du lanceur d’alerte. Elles n’ont pas encore été examinées. Aux SIG, un audit global sur l’ensemble des tarifs sera mené par Swiss Economics. 

Litige avec le régulateur fédéral

Dans le cadre de cette enquête, un litige important entre les SIG et l’Elcom, le régulateur fédéral, est apparu. Il date de 2017 et porte sur l’application de tarifs non conformes au droit fédéral depuis 2013.

Cette décision de l’ElCom datée de 2019 en éclaire les contours: «Il a été constaté que SIG aurait potentiellement appliqué des tarifs ou calculé des coûts pour les différences de couverture qui ne correspondent vraisemblablement pas à la méthode du prix moyen. (…) L’ElCom l’a alors invité à recalculer les différences de couverture de l’énergie, à partir de l’année tarifaire 2013, en tenant compte de la méthode du prix moyen. (…) SIG a déclaré qu’elle renonçait à transmettre de nouvelles versions de la comptabilité analytique.»

Les SIG ont engagé un cabinet zurichois pour stopper la procédure du régulateur devant le Tribunal fédéral, selon eux menée à tort, avant de retirer leur recours. L’ElCom poursuit donc ses investigations. L’affaire porte sur 75 à 100 millions de francs que les SIG seraient amenés à rétrocéder.

Ces éléments sont examinés de près par la Commission de contrôle de gestion du Grand Conseil. La question d’une sous-commission d’enquête est sur la table.